Une opposition essentielle depuis le début des temps : l'ordre et le chaos. Le chaos et l'ordre, et la dialectique de leurs charges, positives et négatives. De quelle côté
Underground Resistance se situe ? La question ne se pose pas. La musique elle, s'écoute, réclame une attention. Un investissement, une implication. Et s'engouffrer dans
Interstellar Fugitives II, c'est choisir son camp. Choisir de s'abandonner à un espace où la techno ne négocie pas, loin des mass-médias, des nécrophages et thuriféraires de chaque micro-tendance. Où la techno s'établit fermement sur des visions, où la techno fabrique en retour des mythes authentiques. Depuis les bureaux de Submerge, Detroit, maxi après maxi, une organisation développe ses projets, étend son influence, sans s'éparpiller, sans fanfaronnade. Le sens de l'entreprise à l'américaine mis au service de la communauté, des principes résolus (autonomie, militantisme) qui guident les employés, travaux après travaux.
Underground Resistance est un repère pour les techno mélomanes du monde entier, parce que le label représente la quintessence de ce que peut signifier ce genre dans ses dimensions musicales, mystiques et éthico-politiques.
Interstellar Fugitives II est la réaffirmation de tout ce qui a pu forger l'identité du label, en même temps qu'un témoin de son évolution. Il y a d'abord ce plaisir supérieur de retrouver la techno originelle, sa beauté et sa force, à commencer par l'énergie sombre des déambulations nocturnes de
James Pennington (comme le fameux anti-esclavagiste) aka
Suburban Knight. Cette énergie qui renouvelle auprès des auditeurs les plus saturés de références (qu'elles s'appellent SF, anticipation ou cyberpunk, afro-futurisme, théories des réseaux et contre-pouvoirs, etc.) la puissance d'un univers qui tient à la fois du pur fantasme et de la réalité déformée par le sens des prophéties. Aussi loin que porte le regard, des échangeurs autoroutiers y réitèrent régulierement leur abstraction morose. A chaque carrefour d'une ville tentaculaire, l'auditeur doit redéfinir son itinéraire, pour toujours filer le long des murs, dans l'ombre. Une atmosphère paranoïaque se diffuse, unie par le brouillard polluant, la continuité des gigantesques panneaux vitrés qui suintent leur grisaille jusque sur le béton noir des trottoirs et les métaux abîmés des bouches d'égouts. Voilà le genre d'images qu'effleurent les morceaux les plus réussis parmi les plus classiques de cette double compilation (
Babylon's Gift de
The Unknow Soldier,
Mindsweeper de
Infiltrator,
Aquatic Kamikazi de
Aquanauts). Avec leur portée de déclencheur pour l'imaginaire, l'écoute devient une plongée en avant où il n'est pas permis de rester en dehors, à défaut d'intéragir tout à fait. A proprement parler, l'écoute est un investissement : rester sauf, c'est savoir épouser les contours des compositions, esquiver les riffs impromptus de
S2 dans le style fugitif, prévoir le décollage final du "sonic samouraï", s'oublier dans les nappes de
K@R31R (54M4R174N H4Xor) comme dans un rêve, laisser filer l'attention pour mieux réactiver son système nerveux au moment opportun d'un réveil de percussion tribales.
A la différence de l'inégale retrospective
Galaxy to galaxy publiée récemment qui insistait sur un canevas "hi-tech jazz", cette collection présente une réelle diversité de tempos et de structures, preuve s'il en fallait que la techno est beaucoup plus une dimension spirituelle (qui garantit la cohérence des deux disques) qu'un schéma de production. On retient quelques calibres percutants, obsessifs et techniquement irréprochables (
Chaos & Order,
Multi-Dimentional Drama), et beaucoup de morceaux qui tirent parti des sonorités et de la dynamique de l'electro (au sens "old school" de
Cybotron) plutôt que d'une galopade kick-bass conventionnelle, de l'electronica atmosphérique de
Infiltrator (
A Delicate Ballance) aux shakers assez bruts de
Dj Dijital (
Bang),
Dj S2 (
Nasty),
Von Floyd (
Geiger Counter), ou encore
Skurge (
Electrocuter), tous très efficaces puisqu'ils touchent directement à une techno-funk brute et speed, variante locale de bass music plus connue sous le nom de ghettotech, et popularisée par
DJ Assault ou
DJ Godfather. Plus dancefloor, plus street, la ghettotech a carrément dépassé la techno en terme de popularité à Detroit. Ces quelques morceaux sont la preuve que UR ne se contente pas de célébrer un passé glorieux (cf. la tournée 2005) mais continue d'avancer. Dans cette complémentarité entre morceaux de techno mélodique et orientations bouncey, il faut trouver une place pour la collaboration étonnante entre
Orlando Voorn et
Mad Mike, titre hybride et à la spontanéité "freestyle" où un alliage breakbeat - bleeps soutient guitares punk et imprécations. On ne peut pas non plus passer à côté des quelques morceaux (
Merchants of Identity,
Song of the Hmong,
Angkor Wat...) qui voient l'équipe d'UR ralentir le tempo et s'arroger des résonances ethniques / world, établissant des passerelles virtuelles entre Amérique et Asie. Une certaine unité sonore semble se dégager dans la production d'ensemble, une espèce de musicalité mécanique, avec des reliefs marqués mais une palette de "couleurs" assez restreinte, que ce soit parce que tout le monde utilise les mêmes studios / machines / bénéficie du même ingénieur de mixage et mastering ou parce qu'il y a des similitudes dans la manière de composer.
Empruntant la forme du documentaire, le DVD d'une heure et quart est d'un intérêt moindre et mélangé. Uniquement en anglais (non sous-titré, voilà pour la remarque pratique), il enchaîne les témoignages, pour la majorité des employés de Submerge, qui disent leur fierté de participer chacun à leur niveau à l'activité de la plate-forme centrée sur la distribution des labels de la galaxie UR. Il constitue une source d'autant plus importante pour mieux comprendre ces (contre-)institutions que sont Submerge (aujourd'hui géré par
Mr De) et UR que pour une des premieres fois, les informations viennent des acteurs du mouvement eux-mêmes, qui s'étaient jusque là plutôt préservés de toute exposition audiovisuelle - on met donc des têtes sur certains noms, on en découvre d'autres qui attestent d'un certain renouvellement. Cependant, les attendus extraits de live restent rares et trop courts et comme les travellings urbains, ne semblent ne servir qu'à rythmer le montage. Plutôt que de proposer une création ou une série de créations audiovisuelle(s) dans le prolongement des disques, ce DVD correspond à une espèce de livret high-tech. Ce qui autorise le puriste à se demander, contre l'auditeur qui réclame toujours plus de contenus : était-ce la peine de rompre le credo de l'ombre pour ce qui correspond à un paratexte évolué, une réunion de documents de diverses valeurs ? Ou pour le dire autrement : veut-on vraiment connaître l'envers du décor ? Il reste que dans ce petit film, il y a au fond la volonté d'exprimer une passion commune "by any means necessary", et si cette fois cela signifie s'emparer d'une caméra, c'est bien à la façon de UR, avec autant de spontanéité que de conviction(s).
Ce n'est pas une surprise, la musique underground perd de sa force au moment où elle choisit de se mettre en images, c'est-à-dire d'utiliser explicitement à son profit le champ des représentations "parasites", l'extra-musical : comment y rivaliser avec l'industrie du divertissement ? Finalement, la resistance n'aura jamais paru aussi captivante, que lorsqu'elle fait ce qu'elle sait faire de mieux, c'est-à-dire se réaliser dans la musique (les deux disques) et non pas se promouvoir en tant que résistance (le dvd). C'est dans la musique que s'imposent en fait, indirectement, les images les plus puissantes, précisement parce qu'elles ne sont pas des images fixées et consommables, délimitées dans leur influence et leur position, donc récupérables, mais des suggestions, qui dépendent d'une hypothétique relation entre auditeur et musicien. Une opposition essentielle depuis le début des temps : l'ordre et le chaos. Le chaos et l'ordre, et la dialectique de leurs charges, positives et négatives. Interstellaires (pour la force de l'imaginaire) et fugitifs (irrécupérables) : les guerriers d'
Underground Resistance diffusent musicalement toute l'intégrité de leurs ambitions. On a choisi notre camp.
Chroniqué par
Guillaume
le 02/06/2006
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