Depuis ses tout débuts, la musique de la française Oklou passionne par sa propension à transmettre beaucoup avec très peu. Grâce à des arrangements minimalistes et des structures aérées, chaque trouvaille sonore, savamment travaillée, emplit l’espace à la manière d’un chant liturgique a cappella au cœur d’une cathédrale. Un art de la production “less is more” au service d’une sensibilité mélodique et d’une immersion sensorielle, pratiquement sans équivalent sur la scène pop électronique actuelle. Déjà fascinant sur le très doux Galore – une “mixtape”, mais qui avait déjà tout d’un album accompli –, ce talent hors du commun opère à nouveau sur choke enough, poussant toutefois légèrement le curseur de la synthpop vers des territoires plus Dance.
Un dépouillement, pour mieux garder l’essentiel, se déployant aussi, ici, au niveau structurel de chaque morceau. L’obsession d’Oklou pour la phrase musicale parfaite, qu’elle tient autant de sa formation classique que de son goût pour les musiques électroniques dites “répétitives”, l’amène à construire bon nombre de chansons autour de quelques notes entêtantes et d’arpèges parfois joués en boucle. On pense notamment aux mantras hypnotiques de Panda Bear, période Tomboy / Grim Reaper, à la clarté synthétique d’une Grimes sur Visions, ou encore aux structures des comptines et ritournelles médiévales.
Des boucles, qui pourtant ne durent généralement pas plus de 2 ou 3 minutes, cultivant une forme d’intelligente frustration. On se sent dès lors obligé de les rejouer encore et encore, ou, dans notre esprit, de s’imaginer la suite. Ce procédé, qui dénote paradoxalement à la fois une certaine timidité et une grande confiance en son objet fini, confère à son travail une dimension mentale et obsessionnelle. Un constat qui illustre à quel point la musique d’Oklou touche à la fois à l’essence du hook pop et à celle de la transe électronique, sans jamais, pourtant, sacrifier l’un à l’autre. L’artiste le dit elle-même : sa démarche est avant tout musicale, avant d’être un travail d’écriture.
Cette approche tranche avec la tradition de la musique française, où l’attention portée au texte prime généralement sur celle accordée à la production. L’utilisation sensible qu’Oklou fait ici de l’autotune, souvent injustement décrié par les tenants d’un académisme musical un peu vieux-jeu, en est un exemple frappant. Il n’y a ainsi rien d’étonnant à ce que Marylou Mayniel cite parmi ses influences des artistes de la passionnante sphère hyperpop étrangère, qu’elle invite d’ailleurs sur choke enough (A. G. Cook, Danny L Harle, Cecile Believe, Bladee, underscores…). Un mouvement révolutionnaire qui, depuis la création du label londonien PC Music il y a une dizaine d’années, n’a jamais reculé devant l’idée de réunir pop bubblegum et électronique alien, sans se laisser intimider par les diktats des mondes radiophonique et underground.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : malgré ces collaborations prestigieuses et leur contribution indéniable au son de ce nouvel album, qui tend bien plus vers l’hyperpop que ne l’osait Galore – l’addictive boucle eurodance signée Danny L Harle sur Harvest Sky –, choke enough porte indiscutablement la patte artistique d’Oklou. S’il fut un temps destiné à devenir un album de clubbing, comme l’évoque la chanteuse en interview, “le naturel est vite revenu au galop”, aboutissant à des hymnes de fin de soirée pour dancefloors dépeuplés – le rêveur et immersif morceau-titre – ou soirées plus introverties, en appartement avec les copains – le clip de Obvious.
L’ambiance y est souvent, aussi, médiévale-fantastique, à la manière d’un jeu RPG de retrogaming. Non seulement par la clarté de ses sonorités et mélodies, mais aussi par son usage abondant des cuivres comme des flûtes ou des trompettes (le sublime Obvious, ict…). On pense notamment à la ballade cristalline de la fontaine aux fées dans Zelda, et au fameux Ocarina of Time, sur l’enchanteur plague dogs. Les superbes arpèges du duo avec Bladee, Take me by the hand, sortes de flocons ou diamants sans imperfection, ainsi que le clip associé, ont également cette qualité hivernale parcourant l’ensemble du disque – jusque dans sa très bleutée charte graphique. Hasard ou magie ? L’album avait d’ailleurs été annoncé lors des premières chutes de neige de cet hiver en France.
Malgré les loops et le relatif minimalisme instrumental du disque, les idées semblent fuser par centaines jusqu’à s’assembler en un superbe patchwork – comme sur ict, intrigante symphonie d’à peine 3 min. Et si on peut y voir un léger manque de focus ou de fil conducteur sur certains morceaux, on a plus souvent l’impression de se retrouver dans une salle aux trésors, où l’on peut encore farfouiller après des dizaines d’écoutes pour y dénicher quelque merveille cachée. Ou pour en revenir à la métaphore vidéoludique, face à d’excitants jeux de pistes et easter eggs pour adultes avec une âme d’enfant. Ce genre de patchwork, toutes proportions gardées toutefois, qui faisait de Truant/Rough Sleeper de Burial, par exemple, un passionnant objet de redécouvertes.
Si certains aficionados d’une pop plus classique, ou à l’inverse, d’une musique indé un brin élitiste – pour ne pas dire convenues, l’une comme l’autre –, se trouveront peut-être déroutés par l'écoute de ce choke enough, un titre devrait tous les mettre d’accord. Quasiment dénué de ses tours de magie sonore habituels, le sublime point d’orgue du disque dévoile, dans leur plus simple appareil, tous les talents de compositrice de Marylou. Blade bird déploie une mélodie proche de la perfection, sur de simples accords de guitare et un beat percutant, ponctués de quelques discrets effets sonores – chants d'oiseaux, basses électroniques – superbement mis en valeur dans le mix. Une merveille d’écriture pop et de sound design, et une simplicité d’autant plus touchante qu’elle contraste avec la sophistication générale de choke enough. De quoi se rappeler encore longtemps de cet opus qui figure déjà parmi les meilleurs disques français de ces dernières années.
Chroniqué par
Gil
le 28/04/2025