Ce n'est pas tous les quatre matins que des artistes que l'on estime beaucoup débarquent avec un triple album. Bon, ok, le dernier exemple en date est très récent et notre chronique au sujet du fabuleux
Twilight Override de
Jeff Tweedy avait plus ou moins débuté de la même manière … mais sinon, ça n'arrive presque jamais. Pour le cas de
The Necks, la sortie d'un triple album est déjà moins surprenante lorsque l'on sait à quel point la musique développée par le trio australien s'exprime sur de grandes étendues, notamment au travers de compositions recouvrant souvent l'entièreté d'un disque. Quatre longues pièces remplissent donc aujourd'hui l'équivalent de trois disques mais derrière l'ampleur de ce geste à première vue ambitieux, aucun signe de prétention n'est ici à déplorer. Le groupe continue tout simplement de creuser un sillon qui a toujours été un peu hors-norme – au sens littéral du terme – et déploie maintenant dans un boulevard n'appartenant qu'à lui sa musique immersive comme bon lui semble sans se soucier du qu'en-dira-t-on, ici dans un format gargantuesque pouvant évoquer le
Autechre des derniers albums (quintuple, octuple…).
"L'éternité c'est long, surtout vers la fin" comme disait l'autre, et
Disquiet souffre forcément de quelques improvisations longuettes nous faisant parfois basculer dans l'ennui. Mais cette épreuve de l'ennui paraît nécessaire pour atteindre dans le temps suivant un certain état méditatif confinant même à une forme de transe, la grande affaire de
The Necks dont on a souvent dit de sa musique qu'elle s'apparentait à du "jazz transcendantal". Du haut de ses 74 minutes,
Ghost Net en est l'exemple parfait puisque le morceau nous fait traverser différentes émotions allant de la circonspection à la fascination en passant par le lâcher-prise. Et toutes ces émotions semblent finalement liées entre elles par un fil invisible que tisse le groupe, qui nous capture dans sa toile en nous confrontant à un canevas de percussions brinquebalantes gardées tout du long et sur lesquelles se pose les notes du pianiste virtuose
Chris Abrahams, qui nous balade ici entre tonalités psychédéliques (on pense à
Terry Riley), jazz et ambient.
Autre (très) longue composition de
Disquiet,
Rapid Eye Movement avoisine l'heure et tire son nom de ce phénomène neurologique et oculaire observé lors de la phase du sommeil paradoxal. Ce titre donne envie de faire une analogie avec la musique de
The Necks, qui évolue lentement en traversant plusieurs phases aux frontières imperceptibles jusqu'à atteindre les abysses de l'onirisme. D'autres analogies seraient peut-être à trouver du côté du cinéma, de ses fondus enchaînés ou de ses longs plans séquences, ceux qui arrivent par exemple à capturer un lever de soleil, ce qui est rare mais souvent mémorable comme dans
Gerry de
Gus Van Sant, dans
Passion de
Ryusuke Hamaguchi ou plus récemment dans
L'arbre aux papillons d'or de
Pham Thiên Ân. Il y a de ça dans
Rapid Eye Movement, cette pièce constituant certainement le sommet de ce nouvel album, et la symbiose qui s'y opère entre les trois musiciens est pour le moins remarquable.
Plus courte mais aussi plus inconséquente,
Causeway offre par ailleurs une parenthèse légèrement enlevée et tente de simplifier le trait via une suite de notes mélodiques assez accessibles que le groupe va toutefois malmener par ses percussions instables l'emmenant à la limite de l'inconfort. Celle-ci reste sans doute la plus faible de
Disquiet puisque n'offrant finalement rien de plus qu'une jam en roue libre ne débouchant sur pas grand chose.
Warm Running Sunlight pourrait quant à elle être la petite soeur de
Rapid Eye Movement, et achève ce triple album dans un pur moment de grâce et de délicatesse. Clavier en lévitation, cymbales scintillantes, la composition semble ne reposer sur aucune rythmique apparente, pourtant
Lloyd Swanton (basse) et
Tony Buck (batterie) donnent à fréquence irrégulière (ou pas) des coups à l'unisson qui structurent étrangement l'ensemble jusqu'à son extinction. On n'a pas d'exemples de plan séquence cinématographique filmant un coucher de soleil, mais on a déjà sa bande-son.
Chroniqué par
Romain
le 08/11/2025