
Publié pour la première fois en 1977, As serious as your life reste une œuvre essentielle pour qui s’intéresse au jazz américain des années 1960 et 1970. Partant du point de départ Coltrane, Valerie Wilmer traite avec minutie des enjeux multiples de suivants éclairés – jazzmen en charge d’un free à peine éclos - selon un plan judicieux.
Interrogeant quelques musiciens à propos d’une définition acceptable du terme « free jazz », Wilmer parvient d’abord à cerner son sujet en glanant quelques fondamentaux qui le recoupent: improvisation totale / moyen d’échapper aux structures sclérosantes, travail sur le son, réappropriations d’éléments d’origines africaines, recherche inassouvie de nouvelles techniques de jeux, ou nécessité de penser la musique en tant qu’art, comme l’avait fait Charlie Parker.
Comme le fit Coltrane, aussi, à qui l’auteur consacre un premier et long chapitre, fait d’une biographie soignée et d’hommages multiples adressés au maître – par Frank Lowe, McCoy Tyner ou Archie Shepp. Figure la plus charismatique, sans doute, des initiateurs de la New Thing que Wilmer tient ensuite à aborder tous: Cecil Taylor, Ornette Coleman – au travers d’un subtil portrait du saxophoniste en compositeur -, Sun Ra, Albert Ayler, et Léo Smith - cofondateur de l’Association for the Advancement of Creative Musicians.
Traitant ensuite de musiciens qu’elle fréquente, Wilmer touche plus juste encore. N’oubliant aucun des disciples de ces 7 prophètes, elle offre à chacun la parole, consacrant même un chapitre entier aux seuls batteurs – parmi lesquels Andrew Cyrille, Sunny Murray, Milford Graves et Ed Blackwell. Ailleurs, Earl Cross et Rashied Ali, Art Lewis ou Rafael Garrett, témoignent à leur manière des enjeux de leur pratique musicale, des concessions nécessaires à leur désir de reconnaissance, et des obligations infligées par une société prête à tout pour ignorer le plus longtemps possible les qualités de ses musiciens noirs. Art et vie quotidienne inextricables, qui fera dire à McCoy Tyner que la musique n’est pas un jeu mais qu’elle est un sujet aussi sérieux que votre vie / As serious as your life. Origine du titre, donc, mais aussi entier sujet du livre, qui aborde autant la musique qu’il dresse un portrait saisissant (car immédiat) de la société américaine.
Wilmer, de mettre en parallèle musique et revendication, lorsqu’elle conte la création du Jazz Composers Guild par Bill Dixon (6 ans avant qu’il fonde l’A.A.C.M.), rappelle les actions menées par Roland Kirk contre différentes chaînes de télévision pour qu’elles donnent aux artistes noirs la place qu’ils méritent, ou évoque le Black Arts Group de Leroi Jones. Densifiant davantage son propos, en relatant les déboires de ces jazzmen avec l’industrie musicale, qui pousseront quelques uns d’entre eux à monter leur propre maison de disques. Adressant, enfin, sa reconnaissance à la femme qui éduque, inspire, prévoie et pourvoie, postée auprès de (presque) chacun de ces musiciens, sans qui la vie aurait été plus crûe encore, parce que simplement plus concrète.
Livre sur une musique et sur ses musiciens, sur une sorte de jazz qui ne peut, au final, espérer de futur que par la mise en place d’un enseignement de nature contradictoire ; témoignage d’époque mêlant théorie musicale et sociologie au son de biographies fouillées et d’anecdotes plus légères, As serious as your life est donc à plus d’un titre un ouvrage important.
par
Grisli
le 13/12/2006