Que dire lorsqu'il n'y a rien à dire, mais tout à ressentir ? Rien. Allez, quand même, osons une petite bafouille, si ça peut mettre en lumière ce trio grenoblois génialement occulte et monstrueusement intense que je n'ai hélas découvert qu'en 2024 à l'occasion de leur dernier cru : Lux. Cette prestation d'Aluk Todolo était forcément attendue au tournant après un album aussi époustouflant, comme le sont finalement tous leurs albums, mais elle l'était d'autant plus pour les vieux connaisseurs sûrement présents ici ce soir puisque huit ans séparent cette œuvre de la précédente, la non moins époustouflante Voix.
Le concert a lieu au Petit Bain, salle que j'ai toujours apprécié pour son acoustique assez irréprochable pour ce genre de "petite scène" mais aussi pour le cadre agréable qu'elle offre de surcroît : une péniche avec rooftop sur le quai de Bercy. Et je l'apprécie bien sûr pour sa programmation pointue et éclectique m'ayant amené à voir notamment passer Sebadoh, Totorro et d'autres groupes en "O" comme celui qui nous intéresse ici (mais pas Oxbow et ça c'est une autre histoire...), mais aussi The Necks, The Apartments, The Clientele et certainement d'autres groupes en "The" aux noms tout aussi improbables.
Deux groupes précèdent l'arrivée d'Aluk Todolo lors de cette soirée à thème semblant proposer un regard nouveau sur le black metal, genre aux multiples ramifications et autres sous-familles. Le premier groupe a déjà commencé son set quand je débarque, il s'agit d'un trio pas vraiment en place, Sordide certes mais pas forcément solide malgré de gros bras et de grosses voix parfois à l'unisson et en français dans le texte. Même le batteur pousse sa gueulante en donnant maladroitement des coups de baguettes dans son micro qui ne cesse de tournoyer autour de son attache. Malgré le capital sympathie que dégage cette formation rouennaise, je ne peux m'empêcher de trouver ça assez proche de l'amateurisme mais j'ai peut-être la dent dure car les deux derniers concerts de rock "massif" auxquels j'ai récemment assisté m'ont complètement retourné en me laissant un souvenir que j'imagine déjà impérissable : Chat Pile au Trabendo et The Jesus Lizard à l'Elysée Montmartre, soit deux concerts dantesques qui auraient chacun mérité ici un report digne de ce nom.
Le deuxième groupe s'appelle Spirit Possession, il est américain et est uniquement constitué d'un guitariste et d'une batteuse, et pourtant on monte avec ces deux-là d'un cran en technicité et en ambiance, la première étant au service de la seconde et préparant la voie au groupe que je suis venu voir ce soir. Je n'adhère pas à tout ce que propose Spirit Possession mais il faut admettre que leur black metal déstructuré et schizoïde sait maintenir mon attention tout du long. Ma limite d'appréciation dans ce genre de musiques extrêmes reste quand même les voix, braillardes chez les uns ou gutturales chez les autres, mais ça tombe bien puisque Aluk Todolo est un groupe instrumental. Et quel groupe instrumental !
L'un des membres du groupe installe pendant l'entracte une ampoule suspendue à son fil au devant de la scène, je ne sais pas si ce fut toujours le cas lors de leurs anciennes prestations ou si cette ampoule accompagne seulement la tournée de leur dernier album justement nommé Lux (lumière). Les lumières s'éteignent, le concert peut commencer mais le groupe tarde à venir. On observe tous en attendant la lumière blanche de cette ampoule baignant dans l'obscurité de la salle au son d'un magnifique drone lancinant. Cela dure plus de cinq minutes, peut-être dix, et cette longue introduction fait basculer cette attente dans un travail d'introspection que je trouve puissant. La simplicité astucieuse de cette scénographie nous imposant une atmosphère singulière avec rien est déjà un premier indice sur la grande teneur du set qui va suivre.
Aluk Todolo est maintenant installé et commence à jouer les morceaux de Lux, peut-être dans l'ordre, je ne suis pas sûr mais ce n'est pas bien grave tant le pouvoir de fascination et d'immersion que génèrent leurs compositions l'emporte sur tout le reste. La basse de Matthieu Canaguier est lourde, la guitare de Shantidas Riedacker croule sous les effets et la batterie d'Antoine Hadjioannou fait pétarader des rythmiques répétitives et alambiquées plongeant l'auditoire dans une transe des ténèbres. Je l'avais déjà relevé lors de l'écoute de leurs albums mais c'est encore plus flagrant sur scène : leur musique me fait penser à une version black metal de The Psychic Paramount, groupe américain auteur de deux albums que j'adore mais que je n'ai malheureusement jamais pu voir sur scène. Ce soir, Aluk Todolo comble ce manque à sa manière, soit dans un raffut que je ne suis pas prêt d'oublier. Les compositions que joue le groupe sur scène s'étendent sur la durée et ouvrent la voie à de longs tunnels d'improvisations psychédéliques que les membres savent aiguiller par de discrets jeux de regard. Lors de l'une de ces errances contrôlées, Shantidas Riedacker pose sa guitare encore électrisée pour prendre son pedal board dans les bras en jouant avec ses effets comme s'il s'agissait d'un keytar. Puis le repose afin de nous offrir un petit instant de mise en scène en manipulant l'ampoule, qui depuis avait viré au rouge, dans une gestuelle évoquant un obscure rituel. Ça c'était le grand moment Woodstock 2025.
Le concert se termine en nous laissant estomaqué par une telle prestation, exténuante psychiquement et physiquement pour nous et je n'ose imaginer pour eux. La prestation est si magistrale que l'on hésite à demander un rappel, mais on le demande quand même. Aluk Todolo revient alors nous achever avec un ultime morceau que je ne reconnais pas et sûrement issu d'un album plus ancien. La rythmique se fait plus binaire, presque krautrock sur les bords, les membres du groupe semblent fatigués mais nous offrent un dernier sprint des enfers en nous envoyant au paradis. Introspectif, immersif, cathartique, exaltant… On utilise parfois ces mots à la va-vite sans en avoir ressenti les effets durables, autant dire qu'Aluk Todolo nous en a pleinement rappelé la saveur lors de cette soirée marquante.