Quelques mois après la sortie du saisissant dernier album de l'américaine Julia Holter, une autre auteure-compositrice-interprète vient nous livrer une œuvre supplémentaire de pop sophistiquée certes difficile à apprivoiser aux premiers abords car remplie de textures et sonorités diverses mais qui imprime au fil des écoutes le pavillon auriculaire par sa multitude de sensations novatrices, indéfinissables et durables. Autant dire le genre d'album que l'on souhaite découvrir ad vitam aeternam.
L'identité musicale de la violoncelliste guatémaltèque Mabe Fratti n'a il est vrai pas grand chose en commun avec celle de Julia Holter mais ces deux artistes se rejoignent néanmoins sur deux points : d'une part elles accordent une importance primordiale à l'ambition esthétique de leurs albums, sans forcément s'embourber dans des albums-concept trop ampoulés; et d'autre part elles aiment infliger à la douceur apparente de leurs chansons une dose non négligeable d'expérimentations retorses. Et comme pour le Something in the Room She Moves de Julia Holter, ce quatrième album de Mabe Fratti semble trouver lui aussi ce beau point d'équilibre entre pop "mainstream" et avant-garde de haute tenue sans s'emmêler les pinceaux.
Sentir que no sabes démarre presque en mode stoner par un morceau étouffant qui va progressivement ouvrir les vannes via des arrangements une fois encore soignés et sans fioriture. Le violoncelle de Mabe Fratti offre il faut le dire par sa nature même la profondeur et la pesanteur adéquates à certaines de ses compositions sans doute attirées par le crépuscule. Plus loin sur l'album et par intermittence, cet instrument leur offrira également des aspérités et un certain inconfort d'écoute qui tranche avec la sensibilité solaire de son chant espagnol.
L'album fut au départ pensé par son auteure autour du verbe "superposer" et on assiste en effet ici à un grand terrain de jeu dans lequel Mabe Fratti s'amuse à bifurquer de chanson en chanson en s'essayant à des fusions plus ou moins improbables tout en maîtrisant à merveille l'art des contrastes. Au-delà du voyage géographique et culturel que peut représenter un album provenant d'un pays que nous connaissons mal musicalement comme le Guatemala, Sentir que no sabes propose surtout un voyage bien plus essentiel, celui s'égarant dans le labyrinthe de l'âme en proie aux doutes existentiels et à la confusion des sens.
Chroniqué par
Romain
le 13/07/2024