Uwe Schmidt, c'est un peu le personnage de James Stewart dans Vertigo, traquant le souvenir de l'âme disparue de Kim Novak/Carlotta dans la spirale de l'espace et du temps. La Carlotta d'
Uwe Schmidt, c'est évidemment l'âme germanique : fantasme d'autant plus obsédant qu'il demeure retors à toute élaboration comme si lui-même se délitait dans une brume spatio-temporelle. Brume plus ou moins épaisse selon les époques mais qui courrait de
Franz Schubert à
Kraftwerk, de
Schumann à
Raster-Noton, du romantisme allemand aux mirages techno de l'après-réunification. Toute la trajectoire musicale du dandy allemand est à l'image de la déambulation désespérée du héros du chef d’œuvre d'Hitchcock : elliptique et désordonnée mais aussi - et surtout - transcendante. Car s'il est difficile en effet d'embrasser un parcours aussi fragmenté et protéiforme que celui d’
Uwe Schmidt/
Atom™ (l'homme aux cent un avatars), force est de prendre la mesure de la pertinence et de l'aspect totalement fascinant de la musique de sa période la plus récente. Période qu'on ferait débuter à
Liedgut en 2009, qui s'étendrait ensuite au fantomatique
Winterreise pour s'achever aujourd'hui avec ce
Hd, album-concept multiforme venu du futur de la pop culture.
Trois albums qui formeraient moins une trilogie cohérente et définitive qu'une variation monomaniaque sur cette fameuse âme germanique, traquée partout chez
Atom™ avec une passion de dévot.
Liedgut était un retour aux sources de la pop électronique teutonne en même temps qu'une anthologie amoureuse du rétrofuturisme : une tentative de rassembler dans une nébuleuse synthétique toute la mythologie Kraftwerkienne, pour mieux rétablir dans le temps présent sa radicalité originelle. Sur le beau
Winterreise,
Uwe Schmidt s'abandonnait à une forme spectrale de nostalgie. Exilé loin de la mère patrie, dans une villa de style XIXe à Santiago du Chili, il n'en traquait que plus passionnément le fantôme de
Franz Schubert, baigné dans le rêve d'une Allemagne parvenue au sommet de son rayonnement culturel et politique en pleine période Romantique.
Hd enfin, disque non plus rétrofuturiste mais complètement projectif et prospectif au sens quasi-politique du terme, condense et explose toutes les obsessions de son créateur dans le cadre d'une musique qui revendique pour la première fois sa portée subversive.
"Resistance, évolution, persistance". Sur le titre d'ouverture, la voix faussement monocorde de Jean-Charles Vandermynsbruge égraine en français les mots de ralliement de
Hd comme autant de slogan, de mots de passe pour accéder à un avenir parallèle de la pop music. De fait
Hd a tout du catalogue d'une exposition d'art contemporain crépusculaire et sécessionniste,
Uwe Schmidt prenant un malin plaisir à décliner dans une suite de tableaux exhaustifs et décalés toutes les formes dystopiques mais aussi exaltantes de la pop robotisée du futur. D'où l'aspect complètement fragmenté mais aussi extrêmement caustique de ce disque hybride qui rend hommage aux potentialités infinies et subversives de l'imagination en enchaînant les numéro-performances à une allure quasi-intenable.
I Love U (Like I Love My Drum Machine) est le prototype expérimental d'une chanson R&B innervée par sa propre vacuité.
My Génération est un authentique ready-made des
Who, la phase terminale d'une fétichisation grandissante de l'histoire du rock qui s'achève ici par un saccage en règle.
Uwe Schmidt clôt enfin cette première galerie surréaliste par la désabusée
Ich Bin Meine Maschine, autoportrait en robot partagé avec
Carsten Nicolaï/
Alva Noto.
A côté de ces titres spectaculaires et pseudo-conceptuels qui prennent plaisir à singer les codes de la pop music contemporaine pour mieux les détourner jusqu'à plus soif, on trouvera des témoignages plus essentiels encore de la folle inventivité d'
Atom™. En dehors de toutes logiques temporelles,
The Sound Of Decay dilate le blues originel dans des vagues de distorsion robotisée pour évoquer l'apocalypse à venir de la pop.
Empty quant à lui est un titre gonflé au vocodeur et parsemé de tirs chirurgicaux au pistolet laser. C'est un autre morceau de bravoure parfaitement acerbe et mal attentionné : bataille navale géante menée contre le géant au pied d'argile MTV (Empty-V) sur des rythmiques méchamment syncopés. Warner, RCA, Disney mais aussi Timberlake et Lady Gaga : l'ennemi sans visage est finalement désigné sur l'imparable
Stop (Imperialist Pop), titre electro d'une concision mathématique, porté par son refrain cinglant et définitif dans une ambiance de vindicte politique.
Il y a comme une correspondance étrange entre le projet ultra-moderne de
Hd et celui qui prévalut à la naissance du krautrock dans les années 60 et qui visait à l'époque à réinventer ex-nihilo une expression musicale authentiquement allemande mais plus globalement européenne, propre à retourner l'expansion du rock américain contre lui même, et à subvertir de l'intérieur sa propre mythologie. En effet, c'est tout le paradoxe de
Hd, disque qui en même temps qu'il célèbre le programme inaugural du Krautrock en souligne l'échec dans le présent, face à l’hégémonie réalisée de la pop globalisée et ultra-connectée distillée par les grandes multinationales de la culture. Si à plus d'un titre, l'aspect provocateur de
Hd peut sembler soit trop peu authentique, soit trop idéaliste, force est de constater l'exaltante inventivité dont
Uwe Schmidt fait preuve sur ce disque qui est avant tout une déclaration d'amour à la musique électronique et à tous ses avatars, et aussi une ode à l'invention. Partout
Uwe Schmidt nous montre du doigt le futur comme un terrain vierge à (re)conquérir à la force de l'imagination. Car dans le futur de la musique imaginé par
Uwe Schmidt depuis son exil chilien, tout est à recréer, à ré-imaginer, aujourd'hui et maintenant.