Du haut de ses 70 ans,
Billy Hart est un marathonien du jazz. L’avènement des années 60 signe sa naissance à la musique. Derrière ses fûts, il épaule les plus grands, de
Miles Davis à
Lee Konitz, en passant par
Stan Getz,
McCoy Tyner ou
Pharoah Sanders. Ainsi fait-il passer ses talents d’artilleur à l’épreuve de tous les styles du jazz contemporain : cool, be-bop, free, fusion, ou même bossa. En 2011 néanmoins, personne n’aurait parié retrouver notre baroudeur de percussionniste au sein du
Tied & Tickled Trio, au côté des Allemands
Marcus et
Michael Acher, les deux têtes pensantes de
The Notwist.
Depuis maintenant une dizaine d'années, les frères
Acher donnent le la à tout un collectif de musiciens et artistes regroupés sous le nom de
scène de Weilheim.
The Notwist, par sa notoriété, est évidement son cœur battant. La musique qu'on entend dans cette ville de Bavière va pourtant bien au-delà du simple croisement entre pop et electronica. D'ailleurs c’est souvent quand ils délaissent l’electro-pop douce-amer de
The Notwist que nos deux frangins nous surprennent le plus. Citons
13 & God par exemple, leur collaboration avec le groupe de hip-hop
Themselves...et avec plus d’enthousiasme encore ce fameux
Tied & Tickled Trio.
D’assez loin, on peut dire que
Tied & Tickled Trio est l’entité la plus polymorphe de la scène de Weilheim. C'est un groupe qui n'a jamais manqué de nous surprendre. Un album comme
Observing Systems par exemple est solidement encré dans le jazz contemporain, tandis que
EA1EA2 le fait se confronter à une electronica super ciselée. Plus récemment encore, l'étonnant
Aelita se frayait un chemin entre un dub suranné et un jazz lunaire dans une ambiance de vieux films soviétiques de science-fiction. Saisissant en tout point ! Pour
La Place Démon, la surprise de taille est donc la présence du mastodonte
Billy Hart derrière la batterie.
S'il possède toutes les couleurs du jazz,
La Place Démon est avant tout un album où les références les plus variées se croisent, se confrontent ou s'embrassent. Contrairement à
Aelita, le trio affectionne ici les compositions à tiroir, les changements de registres, les décalages les plus subtils. Dans un même morceau, on trouve des thèmes dignes de musiques de film, des structures anguleuses propres aux musiques électroniques, ou des moments de jazz toujours très référencés. Dans d'autres morceaux, on trouve aussi tout ça en même temps, dans une même embardée.
De cette manière, les titres de
La Place Démon oscillent sans cesse entre évolutions subtiles, revers soudains, traditions et avant-gardes. On pourrait voir d'ailleurs comme une filiation entre
La Place Démon et
On This Night, l'un des albums les plus aventureux d'
Archie Shepp. Les tintements d'un vibraphone ou certains motifs ébauchés par le saxophone ténor de
Johannes Enders nous y font penser. Notamment quand ceux-ci esquissent l'atmosphère d’un film noir ; quand ils nous plongent au cœur de quartiers inquiétants, battus par une nuit pluvieuse.
Chacun leur tour ou tous à l'unisson,
Billy Hart et ses comparses allemands explorent les limites d'un jazz cinématique sans cesse en ébullition. Les trois sections de
The Three Doors illustrent parfaitement le dynamisme de la collaboration entre le batteur américain et
Tied & Tickled Trio. Répartis tout au long du disque, chacune d'elle offre une facette différente de leur association en puisant dans un très large panel de structures et d’influences.
Sur un rythme soutenu
The three Doors Part 3 ébauche un swing synthétique et sans doute improvisé où basse et percussions, synthétiseurs et cuivres avancent en rang serré, ne s’embarrassant d’aucun détour inutile. C’est une pièce très progressiste quand, de son côté,
The Three Doors Part 2 est un moment de jazz hors du temps qui sonne presque anachronique au milieu des desseins plus contemporains des autres compositions.
Enfin
The Three Doors Part 1 est le morceau le plus explosif du disque.
Billy Hart en est l'attentif maître d'œuvre tout autant que l’artificier. Au côté du contrebassiste, il impose une cadence de plus en plus soutenue, trace un sillon le long duquel les zéphyrs électroniques d'
Andreas Gerth et toutes sortes de cuivres et d'instruments à vent dessinent des motifs alambiqués et dramatiques. Un violon frondeur se frotte à l'ensemble pour provoquer enfin un sursaut frénétique qui viendra d'un solo de sax bien senti en tout point par
Johannes Enders.
Ailleurs sur le disque, des titres comme
Calaca ou
Violent Collaborations Part 1 proposent des solutions musicales toutes aussi convaincantes et efficaces. Mais on trouvera vraiment à se régaler sur l’iconoclaste
Lonely Woman/Exit La Place Démon/The Electronic Family. C’est une longue pièce qui s’ouvre sans cesse des lignes de fuite vers autre chose que ce jazz cinématique qui est la substantifique moelle du disque tout en arrivant à conserver la même tension inhérente au genre.
Au final
La Place Démon s'impose comme un album passionnant et bouillonnant qui maintient sans cesse l'attention de l'auditeur en alerte.
Billy Hart, qui ne s'est pas limité à relever de ses frappes fantastiques les compositions des Allemands, a aussi mis la main à la patte et ça se ressent. Jamais la musique du Trio n'aura paru plus sûre d'elle et plus ouverte.