Two Lenses pourrait être un film musical pour synthétiseurs analogiques composés de sept mouvements épiques. C'est en tout cas une œuvre extrêmement contemplative et cinématique où les arpèges granuleux et les aplats solaires émis par les claviers tiennent le premier rôle. Les deux auteurs de
Two Lenses,
Mike Pollard et
Joe Raglani sont américains et viennent des sphères de l'ambient music : le premier gère le label
Arbor et officie sous le pseudo de
Pale Blue Sky quand le second est proche de l'écurie
Kranky. Leur véritable point commun est d'être pleinement investi dans le revival des musiques synthétiques qui restaurent au XXIè siècle les sonorités de la Kosmishe Musik allemande des années 70/80. C'est la raison d'être de leur duo
Bryter Layter et de leur album,
Two Lenses, emblématique de cette mouvance qui emprunte les "trous de vers" du temps pour remonter le compteur de la musique moderne et prendre les vieilles gloires de l'âge d'or à leur propre jeu.
Dans une de leur rare déclaration, le duo révèle avoir voulu explorer le potentiel "lyrique" de ces machines iconiques que sont les synthétiseurs analogiques. Il est vrai qu'on peut constater qu'au sein du revival "cosmique", on a plus souvent mis en avant le côté bidouillé et psychédélique du genre au détriment de son versant méditatif. Les deux hommes se proposent donc d'explorer cette piste jusqu'ici relativement peu empruntée sans sombrer dans le pastiche immonde. Pourtant en leur temps, des œuvres phares ont été dédiées à cet aspect particulier des musiques pour synthés : sans forcément aller jusqu'au New Age, citons le
Discreet Music de
Brian Eno (certes il est britannique), parce que cette pièce du maître pourrait également nous aider à définir les tonalités et les sonorités aériennes de
Two Lenses.
L'album s'ouvre sur
Your Verdant Skin, une pièce extrêmement troublante qui m'a immédiatement rappelé le thème musical que
Popol Vuh composa en 1975 pour
Aguirre, la colère de dieu, le film de
Werner Herzog. On est frappé de retrouver tout au long du disque la noirceur latente et l'onirisme presque exotique de la B.O. de
Popol Vuh. Je revoyais la scène d'ouverture du film se dérouler sous mes yeux mais la musique de
Bryter Layter s'était substituée à celle du groupe allemand. A l'écoute des titres originaux (
Aguirre I et
Aguirre II), la ressemblance est moins évidente pourtant le trouble demeure. Comme la B.O. d'
Aguirre, la musique de
Bryter Layter privilégie un certain dépouillement à la grandiloquence du style New Age. Le thème récurrent d'
Aguirre I et II possède effectivement une sorte d'évidence qui fait toute sa force. C'est la simplicité apparente de ce thème qui rend la B.O. de
Popol Vuh si inoubliable puisqu'il exprime beaucoup avec très peu, et donne une profondeur incroyable au film. Les Américains vont dans le même sens en faisant preuve de beaucoup de retenue. Ils se contentent d'étirer à l'extrême les volutes radiantes qu'ils tirent de leurs instruments, pour suspendre le temps comme dans un rêve ou un long plan séquence. Peut-être est-ce celui qui ouvre le film d'
Herzog !
Évidemment, au jeu de la comparaison, on pourrait trouver à la bande originale d'
Aguirre et aux compositions des Américains des points de divergence (ces derniers ont par exemple donné plus de reliefs à leurs compositions) mais ils paraîtraient tout aussi accessoires : l'A.D.N. de la musique de
Bryter Layter semble bel et bien codée sur celui de la bande originale de
Poppol Vuh.
Fatalement,
Two Lenses est un album condamné à être enseveli dans l'amas désespérément infini des productions d'ambient ou de "nouvelles" musiques synthétiques, pour toutes les raisons évoquées précédemment et parce que, comme le remarquait sarcastiquement un autre chroniqueur, il aurait pu être produit indifféremment à n'importe quel moment depuis 40 ans. Malgré cela,
Pollard et
Raglani possèdent de vrais talents de compositeurs qu'ils réussissent à mettre joliment en valeur sur des formats plutôt courts pour le genre (six minutes en moyenne et jamais un son en trop) en épousant le style narratif des musiques de films sans tomber dans quelque chose de trop racoleur.
Two Lenses est donc un bel hommage rendu à la B.O. d'
Aguirre et à la musique de
Popol Vuh en général. Et ce n'était pas gagné d'avance…