En musique, celui qui maîtrise le temps peut, à condition qu’il ait un peu d’esprit, se comporter en farceur omnipotent. Il peut faire et défaire : instaurer des rythmes, les dilater à volonté, surprendre, étonner, laisser l’auditeur dans l’attente du rebondissement à venir et le maintenir ainsi dans un état d’éveil permanent.
Dilute est expert dans ce genre de farces musicales de bon goût : des contre-pieds à base de contretemps, radicaux, totaux, transformant d’un coup, un court silence pour seule respiration, la physionomie d’un morceau.
Toutefois, si cet élément est particulièrement saillant, la musique de
Dilute ne s’y limite pas. Au premier plan de celle-ci, des guitares, techniquement irréprochables, flamboyantes, maîtresses dans l’art du tapping mélodique, fontaines d’où jaillissent des gerbes de notes vives. Parfois, une voix, légèrement éraillée, vient accompagner la musique, sans l’accabler, comme une délicate attention qu’elle aurait à son égard.
Exemplaire de
Grape Blueprints Pour Spinach Olive Grape,
Apple donne et puis reprend, érige et renverse, construit en croisant les lignes de guitare une pièce rapide avant d’en déstructurer le rythme global, n’en laissant entendre que des bris épars et aléatoires auxquels nulle règle ne semble plus présider. Cette manière d’aborder un morceau, en toute liberté, est la signature de
Dilute. Elle fait planer l’ombre du doute sur tous les morceaux du fait de leur ouverture à tous les possibles. En l’espèce, investi du souvenir de cette rupture (à entendre en un sens quasiment sentimental),
Alphabet résonne de manière plus intense encore que si on l’écoutait isolément puisque la tristesse qui le transporte est susceptible d’être défaite, transfigurée, ou, plus simplement peut-être, diluée.
J’ai le sentiment d’en avoir trop dit alors qu’il ne faut pas tout dévoiler. J’ajouterai encore, cependant, parlant de manière plus générale, que c’est le privilège de ces musiques qui ne sont pas simplement du rock (disons, entre autres, le post-rock, le math-rock) que d’engager dans leurs compositions une visée particulière qui part de la musique, s’en sépare et y intervient à nouveau en modifiant les dispositions de l’auditeur. Leur réussite consiste, en outre, en cela aussi que le contexte dans lequel tel morceau est entendu importe presque tout autant que le morceau lui-même afin d’en saisir le sens, la portée et les enjeux. La surprise y joue un rôle proprement musical, elle devient plus qu’un état psychologique, elle induit un comportement spécifique chez l’auditeur et augmente la musique d’une dimension dont l’origine est la liberté que s’accordent ses auteurs et l’effet de permettre une nouvelle manière d’écouter, résolument active.
Dilute, bien que dans un genre et par des voies différentes, appartient à cette famille de groupes qui, comme le
fly pan am ou
Grails, contribuent à révolutionner nos habitudes d’écoute, c’est-à-dire notre attitude face à la musique.
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Addendum de décembre 2007
Il y a donc cette pièce
Apple. Cette pièce, pour moi, a une histoire. D'abord, quand je l'ai découverte, je n'avais jamais rien entendu de semblable. Ça a été un nouveau monde. Je m'en foutais pas mal à l'époque de savoir si c'était du math-rock — je m'en fous encore, mais, peut-être différemment. Un jour, je me souviens d'avoir dit à Pierrick, qui depuis a créé l'excellent label
distile records, que
Don Caballero, ça me faisait penser à
Dilute. Il m'a repris, à juste titre, du genre : "C'est l'inverse. C'est
Dilute qui ressemble à
Don Caballero". J'ai dû répondre : "OK, ah oui, je ne savais pas, tu sais, moi, je n'y connais pas grand-chose". Ou quelque chose du genre. Ce que je sais, en revanche, c'est que, au moins pour cette pièce-là,
Apple,
Dilute est un groupe à part. Le batteur — Jay Pellicci — est aujourd'hui un des 3 de
31Knots, mais ce n'est pas pour ça. C'est plutôt parce que cette pièce après avoir donné tout ce qui ce pouvait faire entendre en termes de mélodies et de sens implacable du rythme implacable parvient à s'abandonner elle-même, à donner une image d'elle-même qui est tout autre. Après avoir été quelque chose de si pop et de si exigeant à la fois — avouons tout de même que ce n'est pas si commun que ça — elle devient son tout autre. Plus exigeante du tout, mais simplement sans ordre. Ça ne veut pas dire qu'elle est désordonnée. Ça veut dire sans structure préconçue, comme une musique qui se réinvente à chaque note qu'elle joue, qu'elle propose. Une musique qui, pourtant, n'est pas sans sens, sans direction, sans intention, mais qui donne l'impression d'inventer son intention à chaque note qu'elle fait entendre. À la fin, c'est une sorte de crescendo. Mais non. Ça grimpe si vite sur des sommets pour s'interrompre aussi vite que c'est autre chose. Disons une autre manière d'aborder la musique. Il faut l'entendre. Non. Il faut que tu l'entendes. Parce que j'ai beau chercher et gratter jusqu'au fond de mon vocabulaire le mot qui convient, je n'en trouve pas un. Ce n'est pas le langage que j'accuse. C'est simplement moi qui ne suis pas à la hauteur de cette pomme de l'accord et du désaccord. Moi qui — hélas ! — ne sais pas quelle phrase former pour exprimer ce que c'est qu'
Apple. Mais, peut-être est-ce mieux ainsi. À toi de voir, dis-je.
Chroniqué par
Jérôme Orsoni
le 17/05/2005