A une époque où le concept «underground» s’est déjà figé dans ses propres limites et a été outrageusement récupéré par une industrie artistique en pleine crise de légitimité, il est parfois plaisant de remonter quelque peu le fil des événements et de se replonger dans des œuvres qui ont donné à cette dénomination ses réelles lettres de noblesse.
Eté 2000, un vent de fraîcheur profondément nostalgique accueille le débarquement de
Tragic Epilogue, premier album d’
Anti Pop Consortium réunissant la plupart des maxis du groupe et quelques inédits. D’entrée, la qualité de la pochette met la barre très haut à grands coups de visuel futuriste et épuré. Le message est clair :
Anti Pop vous invite à un voyage cérébral et artistique vers une intemporelle avant-garde qui se nourrit des fondements du genre pour mieux le dépasser. Prétentieux ? Pas tant que ça… Une fois l’aiguille posée sur le disque, la claque est bel et bien immédiate, tant la première écoute suffit à faire pénétrer l’auditeur dans une atmosphère caverneuse, discrètement rehaussée par des sonorités électroniques alors largement sous-exploitées par le milieu hip-hop. Durant près d’une heure, les beats saccadés et les longues textures froides se chevauchent et s’enrichissent, pour accoucher de boucles en constante évolution et défiant toute linéarité. Chaque instrumentale touche par sa singularité, s’approchant tour à tour du free jazz, de l’électro expérimentale et de l’abstract hip-hop tout en contribuant à la forte cohérence de l’ensemble.
Cette hétérogénéité parfaitement domptée introduit dès lors un challenge conséquent pour les trois MC’s, obligés de repenser à chaque morceau la charpente verbale de leurs couplets. Une fois de plus, la technique et la complémentarité sont au rendez-vous, tant au niveau des flows que de l’écriture. Le sautillant
M-Sayyid mène la cadence à grands coups de frictions lyricales (Spandex, topless, swinging tits like reels on Ampex/I heard her say something like she was ambidex/He wanted to take it to the next/Disappear with two bottles of vex), que
Beans se plait à constamment déstructurer (The first release quick! kick back the impact/Came in crush on contact knock out your contact when in combat) pour mieux permettre à
High Priest de dérouler sa voix grave et faussement linéaire (The super soaker then choker, poker-face straight hate treds stay red/Dead clouds brought back to life mic. Majestic/Untested, destined). Bien plus qu’un simple exercice de spoken word abstrait,
Tragic Epilogue se révèle au fil des écoutes comme un véritable hommage à la poésie urbaine et innovante impulsée par le slam, une sorte de café littéraire post-moderne débordant de style et d’egotrip bien trempé qui refuse constamment de tomber dans la facilité (Pattern, exorcist, excercise no discression when pressing the boundaries/Surrond the beat like street lights on nights with fights and latteral battle moves/To all crews, emcees FREEZE).
Ainsi, le premier album désormais culte du trio New-Yorkais parvient sans aucune contestation à transcender toute la richesse originale de la musique hip-hop au-delà de ses propres limites, pour l’intégrer dans un éclectisme novateur qui a su conserver toute son originalité au fil des années. Hype, crade, alternatif, élitiste, cérébral et contestataire,
Tragic Epilogue fait partie des disques trop rares qui ont permis au genre de sortir de ses propres clichés et de prétendre au statut d’expression artistique à part entière. Et en rehaussant ainsi les productions boiteuses du monde diurne avec la maîtrise et le dépassement des innovations qui se sont développées dans l’ombre des projecteurs, cette démarche fut indubitablement «underground».
Chroniqué par
David Lamon
le 19/02/2004