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: SOPHIE : Immortelle à travers l'art



Samedi 30 janvier, le monde de la musique perdait l’une de ses plus grandes visionnaires. Décédée à seulement 34 ans, la productrice d’avant-garde SOPHIE aka Sophie Xeon nous laisse en héritage une poignée de disques révolutionnaires qui auront suffi à redessiner les contours de la pop et de l’IDM. Retour sur une œuvre magistrale, comme l’on en entend qu’une seule fois par décennie.

On le sentait venir depuis quelques temps déjà. Le passage aux années 2010 présageait de mélanges inédits entre genres musicaux, et surtout d’une porosité nouvelle entre courants expérimentaux et culture dite « mainstream ». Les succès critiques et publics d’artistes de RnB alternatif, en particulier (The Weeknd, Frank Ocean, la transformation artistique de Beyoncé…), auguraient d’une époque plus encline à s’intéresser à la musique en elle-même, qu’à des considérations binaires et réductrices du type « populaire vs underground », « majors contre labels indé » – traduisez « commercial vs qualité » – qui ont toujours miné le secteur culturel.

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Mais rien n’aurait pu préparer cette industrie musicale en mal d’innovations subversives à une redistribution totale des cartes, telle qu’elle allait être opérée en 2013 par SOPHIE, et ses amis du label londonien PC Music. Illustre inconnu(e?), dissimulant son visage derrière les traits d’une jolie blonde – la styliste et modèle Tess Yopp – pour ses quelques photos promo égrainées sur le web, Samuel Long, de son nom de naissance, chamboulait alors tout l’avenir de la pop avec un unique single au titre aussi post-moderne que je-m’en-foutiste, BIPP. Réinvention d’un esprit punk à l’ère de la bass music et des filtres Instagram, l’OVNI sonore semblait n’avoir que faire des règles de bon goût édictées par l’intelligentsia musicale, pas plus que des schémas de production à suivre pour s’assurer un hit en radio. L’air de rien, BIPP déployait pourtant l’une des mélodies les plus catchy de la décennie, sur des sonorités jamais entendues auparavant. D’un synthétisme hyperréaliste, à l’image du vrai faux toboggan aquatique choisi comme artwork, des semblants de ballons dégonflés ou rebondissants s’entremêlaient, en remplacement des désuets samples de drums et basses électroniques, dans des motifs rythmiques élastiques inédits. La Face B du single, ELLE, puis HARD/LEMONADE, confirmaient le premier choc reçu, par une approche tout aussi radicale et ambiguë, n’hésitant pas, pour la première, à apposer à un déchirant synthé, d’absurdes sifflements, bruits de succion et clapotis de salle de bain. Comme si la trap alien de TNGHT et Rustie, qu’on pensait déjà à la pointe de l’avant-garde, n’avait en réalité raconté qu’un millième de ce qui se dessinait à présent, pour le XXIIème siècle…

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SOPHIE rassembla ces quelques morceaux, avec des inédits, sur le très attendu PRODUCT en 2015, complétant par la même occasion sa palette de faux bruitages – blings de métaux, étirements de latex ou bulles de liquides inconnus – et son catalogue de mobilier piscine, lustré façon Jeff Koons. Un titre à l’image de son art jingle-esque et épileptique – la productrice qualifiait elle-même sa musique « d’advertising » –, qui parodiait autant qu’il glorifiait, consommation de masse et culture populaire. Comble de l’effet publicitaire : le disque, tout de silicone vêtu, pouvait s’acheter accompagné de lunettes de soleil, doudoune, chaussures à plateformes ou sextoy, aux courbes et textures irréelles, préfigurant quelque part le récent avènement de la mode digitale. Dans une sorte de mise en abyme « post-ironique », cette esthétique du consumérisme surjoué se retrouva finalement plébiscitée par de grandes marques comme McDonald’s, qui fit du pétillant – au sens propre comme au figuré – LEMONADE, la bande-son de l’une de ses réclames. Mais aussi, et il fallait s’y attendre, par certaines des plus grandes popstars de la planète, comme Rihanna, Lady Gaga, sa récurrente collaboratrice Charli XCX ou encore La Madone, dont SOPHIE coproduira avec Diplo le tube Bitch I’m Madonna.

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Avec Hey QT, projet d’art total mené entre 2014 et 2015 aux côtés de A. G. Cook, boss de PC Music, la musicienne usait encore davantage des codes du marketing, dans un clip en forme d’annonce publicitaire. À la fois boisson énergisante virtuelle et pseudonyme de chanteuse pop imaginaire, incarnée par la performeuse Hayden Frances Dunham, QT – pour « cutie », en Anglais – se présentait, à bien des égards, comme le sommet de la vague « bubblegum bass » – renommée plus tard « Hyperpop » – et de ses fantasmes exaltants sur le star system et le placement de produits. Comme pour revendiquer le sponsoring de leur événement Pop Cube par Red Bull, quelques mois plus tard, les deux têtes pensantes de PC Music brandissaient fièrement une canette au design élancé sans équivoque, sous des cascades de sons aqueux acidulés et une voix chipmunk haut-perchée, que même la sphère du RnB autotuné ne s’était encore jamais risquée à produire. Point d’orgue de cette campagne de pub plus vraie que nature : l’annonce, lors de la performance, de la mise sur le marché, cette fois-ci bien réelle, de la dite boisson. Ou comment réinventer totalement le concept de réalité augmentée.

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Telle une Bowie des temps modernes, SOPHIE réhabilitait en parallèle les jeux de l’hybridation et de l’incarnation de personnages, chers au monde queer. Après s’être dissimulée derrière les traits de modèles féminins filiformes, la productrice opérait le coup « méta » ultime en assistant, grimée en agent de sécurité, à sa propre Boiler Room, jouée en playback par un mystérieux sosie. Une manière également d’interroger, voire de bousculer, comme l’avait fait le duo suédois The Knife avec sa tournée de concerts-théâtre Shaking the Habitual, la définition-même de performance live et les rôles y étant implicitement attribués – des spectateurs face à un performeur immobile, campé derrière ses platines. Position à propos de laquelle SOPHIE ne masquait d’ailleurs pas son ennui, se disant, face au micro de Djmag, « fatiguée de devoir jouer selon le modèle standard du DJ » et « envieuse » depuis toujours de la liberté scénique offerte aux « musiciens pop ou classic rock ». Dès lors, si SOPHIE pouvait se permettre d’outrepasser les dogmes de l’électronique, en faisant évoluer le statut de DJ vers celui de popstar, qu’est-ce qui aurait bien pu l’empêcher d’incarner sur scène un vigile ? Ou de devenir, comme elle le scandera plus tard dans son morceau Immaterial, absolument « qui elle voulait » ?

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Si le Thin White Duke était capable de changer de peau à chaque nouveau concept-album, l’incarnation de personnages selon SOPHIE, elle, ne dénotait pas un simple penchant pour les jeux de rôles, mais bien une volonté de réelle métamorphose. C’est tout du moins ce dont on prenait enfin conscience, au prix d’un violent choc émotionnel, avec le clip de It’s Okay To Cry, diamant mélodique et dernier jalon symbolique de sa carrière. Sur fond (vert) d’arc-en-ciel et d’orage cosmique délicieusement kitsch, l’artiste, face caméra, se mettait littéralement à nu, dévoilant pour la toute première fois le son de sa voix, et un sein discret, émergeant subrepticement du bas de l’écran. Une poitrine qui semblait vouloir dire avec défiance, alors que l’on pensait avoir déjà analysé l’oeuvre de SOPHIE sous toutes ses coutures, que l’on n’en avait, en réalité, qu’exploré la surface. Ce qui s’apparentait autrefois à un simple nom de scène, jeu de cache-cache ou masque mystérieux comme l’on en fait souvent l’expérience dans le milieu de l’électronique (Daft Punk, Burial, Zomby...), prenait alors tout son sens. Faceshopping, 3ème clip de Oil of Every Pearl’s Uninsides, son premier véritable album, en attestait. SOPHIE percevait son corps comme elle percevait ses sons : une sculpture « gender fluid », élastique et malléable à l’envi, pas plus difficile à manipuler, au final, qu’un coup de pinceau sur Photoshop.

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Comme Bowie avait mis en scène sa mort, SOPHIE mettait en scène sa propre vie. Il semble difficile aujourd’hui de pouvoir comprendre pleinement le sens de sa musique sans en étudier toutes ses circonvolutions. Qu’il s’agisse d’art, de marketing ou d’identité, ce que l’on pensait avec elle être un jeu virtuel, souvent s’avérait – à l’image des sublimes twists mélodiques des chaotiques HARD, MSMSMSM ou Ponyboy – bien plus sincère et authentique qu’on ne l’avait soupçonné. C’est dire tout ce qu’il nous restait encore à découvrir chez cet esprit hors du commun. Son décès, survenu alors qu’elle grimpait sans peur sur son balcon pour admirer la pleine lune, nous le rappelle chaque jour un peu plus. On aurait espéré une mort plus naturelle, ou moins théâtrale que celle de notre cher David. Tout simplement, la voir vieillir. Dernier processus de transformation corporelle qu’elle aurait sans doute encore magnifié, dans un ultime geste artistique. Mais le sort en a décidé autrement. SOPHIE, telle qu’on s’en souviendra – son teint angélique, sa flamboyante chevelure rousse… –, restera éternellement jeune. Et, comme l’a si justement écrit Grimes dans un tweet, bel et bien « immortelle à travers son art »…

Pour partir à la (re)découverte de SOPHIE, dMute vous propose ci-dessous une playlist hommage, explorant l’ensemble de sa carrière. De ses géniaux débuts house avec Sfire et l’EP Nothing More To Say au remix-consécration de BIPP par ses idoles de jeunesse, Autechre, sorti seulement deux semaines avant sa disparition.



par Gil
le 20/02/2021

Tags : SOPHIE | Dossier

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