Il nous aura fallu attendre sept années pour enfin pouvoir poser une oreille sur le successeur du séminal et opiacé
The Idiots Are Winning. Sept années pendant lesquelles
James Holden aura oeuvrer pour imposer son label
Border Community et ses poulains
Luke Abbott et
Nathan Fake comme des valeurs sûres de la techno et de l'electronica pastorale britannique. Et faire dans l'ombre sa propre révolution musicale, non pas comme on fait un droit d'inventaire mais comme le serpent fait sa mue ou la chenille sa chrysalide, loin de la mêlée, dans l'anonymat d'une personnalité en friche.
C'est cette révolution personnelle tout autant que musicale que sa compilation pour la série
Dj Kicks laissait pour la première fois présager en 2010, en mariant tous les contraires de ce qui apparaît aujourd'hui comme l'album de famille de
James Holden. Rock progressif et post-rock (
Dider Paquette,
Mogwaï,
Lucky Dragons), pop (
Mit,
Caribou), pastoralisme électronique (
Luke Abbott), jazz (
Kieran Hebden & Steve Reid), retrofuturisme (
Ursula Bogner) et techno minimale (
James Ruskin) devenaient alors les signes les plus apparents d'un ADN au caractère profondément hybride et mutant.
ADN parvenu en 2013 à achever sa métamorphose sans qu'on puisse vraiment, de
The Idiots Are Winning à ce rutilant
The Inheritors, apprécier le processus, refaire le chemin en sens inverse, si ce n'est, de l'un à l'autre, acter la cohérence d'une techno qui revendique et exalte sa dimension humaine et ouvertement intuitive. Car avec
The Inheritors, album enregistré dans les conditions du live,
James Holden élabore au coeur des musiques électroniques de nouvelles zones d'achoppement entre d'un côté le primitivisme et la sauvagerie - bref la sphère non-encore évoluée de l'analogique et de l'organique - et de l'autre côté, une économie ultra-moderne du digitale - bref le modernisme dans tous ses états, de l'architecture sonore en passant par l'abstraction, et le minimalisme. C'est aussi une nouvelle sensibilité qu'il raffine dans l'expérience contemporaine de la pop, selon qu'il propulse ses mélodies dans le futur par d'incessants rebonds en arrière ou qu'il étire ses sonorités dans le passé dans une audace toute futuriste. A rebours dans l'avenir, entre nostalgie et explorations,
The Inheritors, en miroir au livre éponyme et épique de William Golding, rejoue en effet cette collusion primordiale propre à toute évolution entre le passé fétichisé et un futur fantasmé mais menaçant, comme on rejoue un geste fondateur pour se télétransporter dans l'inconnu.
Pas un seul morceau qui ne tire son pouvoir de fascination de cet écartèlement, de ce déchirement inaugural entre une techno monochromatique représentante de la modernité et le primitivisme électronique incarné par les expérimentations du krautrock et les expériences moléculaires des pionniers du
BBC Radiophonic Workshop. Comme dans le livre de William Golding, le passé qui fait reflux au centre de
The Inheritors se teinte d'une aura d'innocence et de douce naïveté propre à exhaler un profond sentiment de nostalgie quand les chemins du futur et du progrès semblent charrier leur lot de cruautés dissimulées et des abysses de violence latente. C'est ce spectre qui court de manière discontinue de la sphère de la réminiscence idéalisée à l'angoisse prospective que
The Inheritors ausculte et parcourt, en avant et en arrière, traçant un itinéraire encyclopédique le long de l'histoire des musiques électroniques mais surtout un cheminement sensitif et éminemment intime.
Ce sont toutes ces dimensions, à la fois opposées et reliées entre elles par un étrange champ magnétique, que l'anthologique et wagnerien
The Caterpillar's Intervention semble embrasser d'un seul geste. Chevauchée des Walkyries à califourchon sur les furies du saxophone d'
Etienne Jaumet, le titre phare de
The Inheritors, propulsé par des tambours montés sur piston hydraulique, s'envole vers des batailles épiques. C'est encore ce même alliage d'humanité galvanisée et de concision métronomique que le single
Renata ou
Blackpool Late Eighties, avec leurs claviers dézingués et leurs beats conquérants, décalent respectivement vers les territoires phosphorescents et oniriques de l'electronica buissonnière ou la house music la plus urbaine. Ou que le rupestre
A Circle Inside A Circle Inside élabore en procession obsédante et primitive pour célébrer les puissances occultes et oubliées de l'organique.
Ailleurs sur
Sky Burial ou
Seven Stars, la mélopée des orgues s'élève et fait déchanter les machines. Quelque chose de la musique électronique se détache et se brise dans des horizons plus psychédéliques et profondément désillusionnés. Au fond de la poisse, les tintinnabulantes
Delabole et le conclusif
Self-PLaying Schmaltz, à la façon d'une kosmische musik de chambre, libèrent des effluves mélancoliques. De cet inquiétant basculement de la nostalgie à l'angoisse, le morceau titre
The Inheritors tente en vain de se libérer en atteignant une catharsis propre à désamorcer cet antagonisme inextricable. Compressée par trop de forces contraires à ce point culminant du disque, la musique implose en déflagrations synthétiques, les rythmes se grippent, et la machinerie convulsée de l'intérieur, explose dans les sens contradictoires de l'histoire en marche.
En cherchant à la manière de l'alchimiste la source d'une nouvelle radicalité dans une hypothétique année 0 de la musique électronique - serait-ce le krautrock, le
BBC Radiophonic Workchop ou même le romantisme ?
James Holden échafaude un chef d'œuvre qui à la fois transcende l'histoire du genre, revendique son aspect profondément anti-moderne et en même temps s'aventure en pionnier sur les sentiers sinueux et brumeux de l'avenir. C'est de cette opposition irrésolvable et dramatique, entre l'histoire qu'on voudrait revivre d'une part et, de l'autre, le futur qu'on souhaiterait enfin atteindre en Icare aux ailes de cire, que naît au son de
The Inheritors une pâte et une esthétique totale, ouverte à toutes les potentialités de l'accident et de l'intuition et à tous les prodiges offerts par la Machine. Bref une quasi-philosophie de la musique contemporaine, encore difficile à cerner mais qui demeurera pour longtemps celle du temps présent.