Non content d’être un musicien surprenant, qui fait preuve d’une maitrise remarquable à travers des styles et des techniques fort diversifiés,
Giuseppe Ielasi est devenu en quelques années un point focal, une plaque tournante, mettant discrètement en contact plusieurs lieux, plusieurs scènes, à travers ses propres productions (pour des structures aussi différentes que
12k,
Entr'acte ou
Häpna), son label (
Senufo) et ses nombreuses collaborations (avec
Domenico Sciajno,
Howard Seltzer,
Renato Rinaldi ou encore
Bellows, le duo qu’il partage depuis cinq ans avec
Nicola Ratti). Le présent disque,
Parallel/Grayscale, le voit pour la première fois unir ses forces à
Kassel Jaeger, musicien et ingénieur du son (notamment au sein du
GRM, à Paris). Ce n’est pas leur premier contact, loin de là, puisque c’est
Ielasi qui a masterisé trois des sept précédents albums de
Jaeger (les autres l’ont été par
Robert Hampson) et qui les a publiés sur
Senufo.
Quoiqu’officiant dans des domaines musicaux d’horizons éloignés, les deux musiciens ont en commun une démarche et des processus assez similaires, l’un qu’on imagine poursuivre une certaine tradition française de la musique concrète, l’autre ayant progressivement abandonné le jazz de ses débuts pour développer en parallèle une science de la boucle rythmique (parfois brutalement frontale, comme sur son étrange ep
Tools en 2010) et un art du paysage sonore (son album
Plans de 2003 reste un modèle du genre). Tous deux utilisent comme point de départ de leur musique une collecte d’enregistrements, field–recordings ou manipulation d’objets, qui déterminent la couleur de chacun de leurs disques. Pour
Ielasi cela peut aller de la guitare, rendue méconnaissable par les traitements subis, à des cellules rythmiques hautement dynamique, à l’origine incertaine. Chez
Jaeger, lorsqu’il ne traite pas de vrais instruments (généralement exotiques ou anciens, cithares, kotos, ou le fameux synthétiseur Coupigny inventé par et pour le
GRM dans les années 1960), il a recours en premier lieu à des éléments organiques, pierre, bois, os, etc., qui sont dans son cas également expulsés de leur nature concrète pour acquérir un caractère énigmatique, une sensibilité abstraite.
Les notes de pochettes nous apprennent que ces deux plages,
Parallel et
Grayscale sont issues de deux sessions d’improvisations différentes, la première réalisée à Paris en 2011 et la seconde à Oreno en 2012, et que si l’une était purement analogue, la seconde a été réalisée au laptop. Ces précisions sibyllines mises à part, ce qui frappe avant tout est la cohérence du disque, d’une plage à l’autre, mais aussi d’un moment à l’autre. Et pourtant il s’agit bien d’un collage, avec tout ce que cela suppose, et tout ce que cela permet de ruptures, d’oppositions, de contrastes ou au contraire d’enchaînements tuilés. Que ce collage ait été pensé durant l’enregistrement ou qu’il ait été agencé à postériori est difficile à déterminer ; une grande partie des séquences qui le composent laisse entendre les deux musiciens se mouvoir de concert, naviguer à l’écoute et façonner une œuvre commune. Le processus associant toutes ces séquences entre elles aurait pu saper cette sensation d’improvisation fluide, mais il ajoute au contraire une dynamique, une logique, qu’il eut été difficile d’obtenir d’un seul jet ; le recul de deux ans de la première session au disque aura ainsi permis de transformer cette exécution spontanée inspirée en un album qu’on prendra un immense plaisir à réécouter.
Chroniqué par
Benoit Deuxant
le 08/06/2013