Dans son dernier livre,
Rétromania,
Simon Reynolds s'emploie à dresser un panorama de la musique pop des cinquante dernières années. Son constat est amer, et lui inspire son crédo : la pop des années 2000 semble embourbée dans une stase, médusée par le reflux perpétuel de son passé et incapable désormais de se projeter dans l'avenir, bref d'inventer. La pop a enclenché le pilotage automatique et pille son passé glorieux tant qu'elle peut. Au mieux, quelques jeunes bien inspirés refont l'histoire en se livrant à des croisements certes anachroniques mais parfois malins. Au pire ce pillage du passé de la pop par elle-même tourne à la "nécrophilie".
Pourtant, dans les marges, des outsiders continuent d'ouvrir des brèches dans le ciel oblitéré de la pop mais plus généralement des genres qu'on rattache maintenant au mainstream (le rock pris au hasard). Ces artistes sont de plus en plus nombreux et partagent souvent un même modus operandi: contaminer le format chanson, en lui incorporant des éléments issus des musiques électro-acoustiques et plus encore des musiques improvisées. Parfois avec un franc succès. Un album en particulier a sans doute ouvert la voie à toute une génération de musiciens aventuriers, je veux parler de l'inestimable
Blemish, où
David Sylvian posait sa voix pleine de fébrilité et de grâce sur les trouvailles des guitaristes
Derek Bailey et
Christian Fennesz. C'était en 2003. Aujourd'hui, beaucoup d'artistes pourraient se revendiquer de ce disque séminal (
Ashley Paul,
Tangtype,
Powerdove ou
Mombi) quand d'autres ne le font pas carrément (
Sylvain Chauveau notamment). Cela dit, les entreprises apparaissent de plus en plus diverses: du super groupe
Autistic Daughters (avec
Dean Roberts,
Chris Abrahams,
Martin Brandlmayr,
Werner Dafeldecker et
Valerio Tricoli !) au dernier album d'
Oren Ambarchi, on s'aperçoit que le front est bien plus hétérogène qu'on ne le pense.
Sans aucun doute, un album comme
Transistor est à restituer dans ce nouveau panorama musical. Pour comprendre d'où il vient, il faut remonter un peu dans le temps, jusqu'au au coup de massue asséné par le duo
Pan Sonic en compagnie d'
Alan Vega en 2005, sur
Resurrection River ; album bouillonnant qui faisait se télescoper le bruitisme distordu du duo finlandais, aux divagations rockabilly de l'ex crooner de
Suicide, alors au meilleur de sa forme.
En effet, quelque chose d'une énergie rock élémentaire était peut-être en train de ressurgir du chaos électronique déployé par les Finnois, ressaisie dans son essence matricielle mais sous une nouvelle forme. En 2010
Mimikry, le premier album d'
ANBB, vint à moitié confirmer nos conclusions et à moitié les infirmer.
ANBB, soit
Alva Noto au laptop et le dandy punk
Blixa Bargeld au micro, donnait une réplique presque symétrique au trio
Pan Sonic/Alan Vega. Seulement, les deux agitateurs allemands prenaient un parti pris un peu différent : celui de détourner la chanson sur la voie de la folie dadaïste. Toutefos,
Mimikry conservait de
Resurrection River, cette volonté de passer les genres du mainstream à la moulinette d'une électro bruitiste et sauvage pour les remettre au monde, la bonne vieille chanson en tête, transfigurée, resubstantialisée. La route était toute tracée...
Transistor se situe dans la droite lignée de
Resurrection River et, dans une moindre mesure, de
Mimikry. Comme eux, il est le produit hybride de la collusion entre les forces de la musique électro-acoustiques et celles du punk le moins orthodoxe des années 70/80. Il est aussi symptomatique de cette lame de fond qui veut redonner au rock en particulier sa radicalité première tout en continuant à aller de l'avant. S'y affrontent le français
Franck Vigroux aux dispositifs électroniques et le chanteur
Ben Miller. Premier constat: l'équilibre des forces est parfaitement respecté. Présentons les rapidement au cas où :
Franck Vigroux est multi-instrumentiste, on peut le voir selon les contextes derrière des platines ou à la guitare électrique augmentée de machines ; défendre une musique noise proche de celle de
Pan Sonic, comme sur son récent
We (Nous autres) ou donner le change à des figures des musique improvisées (
Elliot Sharp, Zeena Parkins ou Matthew Bourne entre autre). Il est également le patron du label d'
Autres Cordes, qui à l'égal de
Metamkine, défend une certaine vision des musiques électro-acoustiques et/ou improvisées dont la France serait le centre nerveux. Bref c'est une sorte de passeur entre des univers très différents et il ne serait pas abusif de dire qu'ici, c'est lui qui mène la danse.
Ben Miller quand à lui, est un héros de la scène post-punk de Detroit qui, dans les années 70, commettait ses méfaits soniques au sein de
Destroy All Monsters, groupe révéré depuis par un certain
Thurston Moore. Ca vous situe un homme…
S'agissant donc d'affranchir les genres du mainstream de leur servitude de genres désormais "institutionnel",
Franck Vigroux et
Ben Miller s'attèlent à la tâche avec le même esprit frondeur que leurs prédécesseurs, bien décidés à remettre la musique d'aujourd'hui et d'hier sur le chemin du futur.
Sur
Transistor, le cahier des charges est scrupuleusement respecté. Chaque piste est parcourue d'une tension souterraine qui prend l'auditeur en étau. Le son possède sa dynamique propre, s'atrophiant à l'extrême pour exploser en gerbes d'énergie incandescentes. Le ton est musclé, presque punk dans son aspect abrasif et direct, mais les pièces électroniques de
Franck Vigroux savent aussi surprendre quand elles explorent des zones où la violence se fait plus insidieuse, plus latente.
Oto, dans son genre, alterne avec brio faux passages à vide et assauts soudains, pour maintenir une pression de tous les instants.
Sur les propositions souvent pertinentes du français,
Ben Miller, comme une boule de nerf, scande ses spoken words d'une voix ébréchée pour nous parler d'un monde franchement paranoïaque. Loin de faire office de faire-valoir, l'Américain n'a de cesse de se jouer des propositions de son partenaire, en leur injectant une bonne dose de nervosité ou en leur opposant une résistance farouche (écoutez l'épique titre éponyme). Entre les deux hommes, il s'agit presque d'établir un affrontement et d'en explorer toutes les possibilités.
Dans les vocalises tortueuses de
Ben Miller comme dans la musique de
Franck Vigroux, le vocabulaire est apocalyptique et fait écho aux sirènes d'un monde en phase terminale : là, un avion passe dont le bruit lointain des réacteurs annoncent un crash imminent (
Exiled), ailleurs, la voix de
Ben Miller est battue en brèche par le balais des rotors d'un hélicoptère (
5 to 7). L'ambiance décadente voire déshumanisée de
Transistor est bien son atout maître. L'album dans son entier parvient vraiment à frapper l'imaginaire grâce à son imagerie cyber-punk, tout en prenant garde à désamorcer les clichés inhérents au genre. Aussi, cet univers extrêmement référencé mais peint avec ardeur, permet au duo d'affirmer sa farouche singularité face aux poids lourds du genre. Et de continuer à rebâtir au sein du rock de nouvelles formes de déviance.