Il faut le dire ainsi, le plus simplement du monde : cela tient du génie. Quoi ? Mais, allier à ce point l'efficacité et la subtilité, l'ingéniosité et l'immédiateté, le direct et le réfléchi. Oh, pas le génie romantique! Non. Il faut avoir vu 31Knots sur scène — une sorte de cabaret électrique, dada à cheval sur le rock'n'roll, Joe Haege et sa valise se transformant en plein morceau en boy du régiment façon Elvis Presley partant en guerre avant se jeter dans la foule sans même s'arrêter de chanter — pour en avoir la certitude. Non. Une autre forme de génie qui sied bien mieux à notre époque. De celui qui fait feu de tout bois et dont on sent pourtant que c'est au prix de maintes hésitations, altercations avec soi-même et le son qui est à fabriquer que chaque chanson est faite. Si j'étais vulgaire, je dirais que c'est du rock post-moderne. Mais, non. Ce rock-là est bien plus senti qu'ironique ; il est tout à la fois vécu et pensé, simple et méticuleusement préparé. Il revisite bien moins qu'il ne fabrique des sonorités nouvelles, des rapprochements qui ne semblent évidents qu'au moment qu'ils sont faits. C'est bien ça, le génie, non ?
C'est un fait : 31Knots n'est pas de ces groupes qui jouent au groupe de rock. En fait, c'est peut-être même l'un des points d'interrogation les plus sourdement marqués de The days and nights of everything anywhere que tout est fait pour que l'on pense à autre chose qu'à du rock. Des cuivres comme un ensemble de mariachis massacrés par Roberto Rodriguez (Beauty, Savage boutique) au piano qui d'une main marque tous les temps et de l'autre les évite (Pulse of a decimal), entre une voix qui hurle (Man become me : "How do me become man, become men again, become man and then become me ?", dit-elle) et la même qui se plaint (Walk with caution : "Do we walk with caution or is he with us ? Love like lust, lost as quick as it had come to be seen as dead", dit-elle encore) — une histoire de tripes donc — des samples de Beethoven et d'Archie Shepp (Sanctify) aux structures à faire pâlir tous ensemble math-rock, pop et post-rock (The salted tongue), tout est là — d'une présence que 31Knots n'avait peut-être jamais atteinte auparavant — pour qu'on s'y perde.
Or non — décidément j'aurai œuvré pour la négativité — on ne se perd jamais, pas même dans cette chanson qui semble mille qu'est Hit list shakes (The inconvinience of you). Jay Winebrenner (basse) s'emparant de la guitare, comme il le fait si bien en concert, soutenu par Greg Saunier (batteur de Deerhoof), sinuosités impeccables, dédales d'une limpidité à peine croyable, comme un credo quia absurdum fait musique : j'y crois même si ça ne semble pas croyable, pas croyable de tenir des séquences aussi distinctes et distantes l'une de l'autre dans un seul et même ensemble cohérent. Chanson dont on voudrait citer chacune des phrases (pas des vers, 31Knots ne rime pas) qui la constituent, mais dont on ne gardera que ce canon qui fait le final imprévisible : "And we run and we run and we multiply. Faster, faster, must run faster. You're kept up by the time that slips away from you. And you need no good reason to be inconvenienced". Toutes les voix de Joe Haege s'entremêlent sans qu'on sache où donner de l'oreille.
Sans hésitation, 31Knots est actuellement le meilleur groupe de rock. Un point, c'est tout.
Chroniqué par
Jérôme Orsoni
le 05/03/2007