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Comme l'Italien n'a pas besoin de terres lointaines pour rêver à de nouveaux échanges. D'autres voyages, plus courts, feront l'affaire, autant que l'accueil chaleureux qu'il réservera à la fine fleur des improvisateurs européens de passage en Italie. Le prouvent deux ouvrages enregistrés en 1977 :
Drops, sur lequel le percussionniste donne de la rondeur aux impulsions de
Derek Bailey sur
Drop One, ou instaure avec le guitariste un dialogue d'une élégance rare le temps d'
How Long This Has Been Going On ;
In Real Time, le long duquel le trio qu'il forme avec le pianiste
Alvin Curran et le saxophoniste
Evan Parker part, acharné, à la recherche de la phrase juste sur
In Real Time #1 ou, au contraire, prend ses aises sur la progression aérienne et envoûtante qu'est
In Real Time #5.
Venant compléter un aperçu déjà fécond des collaborations efficaces,
Thirty Years from Monday et Rebels, Travellers & Improvisers font figures de florilèges conclusifs. Sur le premier disque,
Alvin Curran,
Carlos Zingaro,
Lol Coxhill et
Gianluigi Trovesi prennent place l'un à la suite de l'autre près de
Centazzo, pour une série de duos enregistrés en 1977 et 1983, qui mettent au jour un monde de métal réverbéré, planant et bientôt poussé, sur
Mantric Improvisation, jusqu'à la vision poétique insaisissable. Soit, un résultat assez proche de celui de
Rebels, Travellers & Improvisers, autre témoin des mêmes années, qui compile les preuves d'une façon d'improviser dirigée sur la voie d'une musique contemporaine désaxée. Défendue en sextette - où prennent place
Evan Parker et
Lester Bowie - aussi bien qu'en trio, avec
Lol Coxhill et le trompettiste
Franz Koglmann.
Ainsi,
Andrea Centazzo nous permet de constater une nouvelle fois que les frontières sont minces qui délimitent le jazz, les musiques improvisées et contemporaine. Et l'expérimentation ingénue ayant déjà montré qu'elle pouvait sans faillir briguer la respectabilité accordée généralement à l'érudition démonstratrice, de trouver grâce à lui de nouveaux exemples. Parmi ceux-là, les enregistrements réalisés entre 1980 et 1983 rassemblés sous le nom de
Doctor Faustus. Sur ce disque, le
Mitteleuropa Orchestra - formation à géométrie variable qui a vu défiler
Enrico Rava,
Albert Mangelsdorf ou
Gianluigi Trovesi - dessine 7 interprétations monumentales, sphère musicale sereine capable de virer soudain à la valse déstructurée (
Lost in the Mist) ou progression lente arrêtée de temps à autre par quelques schémas intrusifs tenant de l'électron libre (
Doctor Faustus). Aux commandes, à chaque fois, un
Centazzo aussi habile que
Barry Guy lorsqu'il mène ses grands ensembles. Et le parallèle ne s'arrête pas là : à l'image du contrebassiste, la ténacité anime le percussionniste, qui remettait encore en 2005 ses prétentions sur le métier. En trio, cette fois, aux côtés du pianiste
Anthony Coleman et du guitariste
Marco Cappelli, pour trois nouvelles improvisations confectionnées en alambics. Présentées sur
Back to the Future, en introduction à cinq autres enregistrements réalisés 25 années auparavant avec
Davey Williams et
Ladonna Smith. Façon judicieuse de boucler la boucle de cette rétrospective, de rapprocher le passé d'un présent consacré à la célébration d'un anniversaire, et d'inviter l'avenir à ne pas en rester là.
Au siècle dernier, le poète André Suarès écrivait : « Il en est de l’Italie légendaire comme des palais toscans : chargés de six ou sept cents ans, ils demeurent ; mais où sont les architectes qui les conçurent, et les maçons qui les bâtirent ? où, les princes, sobres et forts, dignes d’y vivre ? » Ictus n'a pas encore atteint l'âge de ces palais-là ; mais il en est un autre, plus jeune, et d'une forme artistique différente. Grâce aux 12 disques choisis du coffret
Ictus Records'30th Anniversary Collection,
Andrea Centazzo et Cezary Lerski nous en ouvrent les portes, pour que nous ne puissions plus rien ignorer de ses fondations, et que ne nous abandonne jamais les noms de son architecte, de son maçon, et des princes nomades qui y trouvèrent refuge.
Chroniqué par
Grisli
le 27/05/2006