Pour ceux qui ont eu l’heur d’assister aux dernières performances scéniques de
Grails — comme celle de la dernière édition du festival
Rhâââ Lovely —, il y a de fortes chances que ces
Interpretations of Three Psychedelic Rock Songs From Around The World laissent une impression d’inachèvement. Si le groupe y fait preuve de la même maîtrise et du même sens musical que sur leur précédent disque
Redlight, l’intensité du direct et l’espèce de jaillissement sonore — due sans doute à la recherche d’une forme de transe psychédélique — à laquelle ces interprétations donnent lieu en concert semblent faire cruellement défaut. Le résultat n’en est pas pourtant moins réussi, il est simplement plus apaisé, moins tranchant, et, pour le dire en un mot, moins fou (à l'exception remarquable du final de
Master Builder).
Il n’y a pas si longtemps, Montaigne écrivait : « Il y a plus à faire à interpréter les interprétations qu'à interpréter les choses » (Essais, III, xiii). Il parlait des livres, mais il y a quelque chose dans cette intention déclarée de
Grails d’interpréter — et non de faire des reprises, la distinction est d’importance — qui se rattache à cette manière de concevoir ce qu’on appellera faute de mieux : « la culture ».
Interpréter, ce n’est ni reprendre, ni perpétuer une tradition, un genre, un style, des textes ou des œuvres musicales. Interpréter une chanson, puisque c’est de cela qu’il s’agit, c’est s’y référer, mais ce n’est pas la laisser inchangée. C’est la comprendre et la délivrer à nouveaux frais et investie de cette compréhension nouvelle. C’est sans doute aussi la dénaturer, comme si on lui accordait une seconde vie, lui attribuer une seconde nature.
En ce sens, la démarche de
Grails est à opposer à celle d’un groupe comme
Acid Mother Temple. Non que celle-là soit supérieure ou meilleure que celle-ci. Une tentative de hiérarchiser serait en l’occurrence vaine.
Acid Mother Temple perpétue un genre — disons : le rock psychédélique — tandis que
Grails l’aborde en citant des thèmes, des sonorités (cette partie est assurée sur disque par le violon et sur scène par une guitare douze cordes jouée avec un bottleneck), que le groupe ne cesse de déplacer, décontextualiser, réinventer et faire sonner nouvellement.
Au risque de se répéter, on remarquera encore que la distance entre les années 1970 et le XXIème siècle n’est pas si grande qu’il peut y paraître de prime abord. Le monde de la musique a changé, mais il existe une manière de surmonter les ruptures que la musique a pu connaître qui consiste à interpréter la musique du passé. En la revisitant de la sorte, en se l’appropriant, en courant le risque de la subvertir tout en conservant certains de ses traits caractéristiques,
Grails nous convainc qu’il importe peu de savoir ce que sera le XXIème siècle (psychédélique ou pas, dira-t-on si l’on ose en rire), l’essentiel réside dans la capacité à interpréter la musique non pour la reproduire sans fin à l’identique, non pour la faire fonctionner en boucle, comme un rouage qui tournerait dans le vide, mais pour la délivrer à chaque reprise sous un nouvel aspect.
Chroniqué par
Jérôme Orsoni
le 27/04/2006