Troisième album du trio suédois,
Rideau marque un tournant dans l’évolution du groupe : d’abord la conquête d’une ampleur (du son, de l’écriture comme des formats), celle d’une affirmation ensuite, la musique de
Tape gagnant en fermeté par rapport aux précédents albums, sans pour autant perdre de sa formidable souplesse, sa dimension informelle, proliférante et invertébrée.
Si quelque chose caractérise la musique de
Tape, c’est bien son élasticité, sa malléabilité, à nouveau dans le son, à entendre la diversité de textures qui se mêlent en une seule masse molle et compacte, comme dans les formats, chacun des cinq morceaux passant sans peine de douze à quatre minutes. Chacun pouvait également, sans mal, se compacter ou s’étirer à l’envie, rétrécir l’ampleur de ses cycles, en diminuer le nombre, ou multiplier au contraire ses respirations, ses battements de cœur, agrandir chaque mouvement, chaque secousse. Idéal de musique à géométrie variable auquel répond
Sunrefrain, construction spiraloïde de boucles larges comme des fjords. Musique paysagiste : on retrouve le cliché, mais il est impossible d’ignorer – à l’instar de
Biosphere – combien les grands espaces septentrionnaux modèlent, informent , sculptent la musique de
Tape comme une pâte flexible.
Sunrefrain, morceau programmatique, ensemble de boucles qui excèdent toujours le format de la boucle, qui s’ajoutent les unes aux autres et qui font de ce morceau, véritablement, une pièce ouverte (hormis le fait, bien sûr, que cette musique est close par l’enregistrement) : on imagine avec joie les beautés improvisées auxquelles donneront lieu ce morceau en live. Musique faite d’accents et de brusques sursauts qui viennent structurer tant bien que mal ce latex sonore : entre chaque cycle, chaque mouvement le morceau passe du piano au forte sans crier gare, avec une facilité déconcertante qui est tout autant prévue qu’aléatoire. Ouverte à tous les accidents, toutes les sautes, la musique de
Tape sait jouer avec beauté des surprises dont elle est capable et qui créent toujours des instants sublimes, de brèves lueurs de surintensité à l’intérieur d’une poésie tonale davantage attachée au déroulement patient du temps, à la durée dans ce qu’elle a de plus prosaïque et remarquable à la fois.
Rideau touche ainsi périodiquement au sublime, comme si toute la dynamique du disque ou plutôt la dynamique particulière de chacun des cinq morceaux, visait à arracher de haute lutte ce sublime à la musique.
Pour le reste, chacun des morceaux apparaît comme une variation singulière à partir de la formule initiale, chacun découvrant des beautés insolites, mettant à contribution maracas (
Exuma), ensembles de cuivres (
Long Lost Engine), piano, glockenspiel et guitare acoustique (
A Spire,
Sunrefrain) selon des rythmes et des structures déterminées par ces variations d’instruments : sans basculer dans le bruitisme ou le sound-design, au bord duquel elle se tient en équilibre instable, la musique de
Tape atteint et abolit ce point-limite qui sépare le timbre de l’écriture musicale, confond textures, structures, mélodies et harmonies. Œuvre à la fois rigoureuse et profondément émouvante, aboutie et inchoative, réfléchie et intuitive,
Rideau est un très beau disque, probablement une des grandes réussites de l’année passée.
Chroniqué par
Mathias
le 14/01/2006