Dans ce deuxième volume de ses
Passades,
Roger Doyle fait un choix qui place son disque dans une curieuse position, ambiguë, double : élaborer plus d’une heure de musique à partir de la voix des autres, distordue, manipulée, transformée, mais en gardant toujours l’entière maîtrise des compositions. Saisir des instants de souffles, des passages, des passades, pour les arrêter dans une sorte de temps lent ou immuable, celui du traitement informatique, utilisé ici de façon assez peu traditionnelle, traitant la voix par larges aplats et non par petits fragments. Et surtout, un disque qui hésite entre le tout-organique de la voix, et la digitalité des moyens de production et qui finit par choisir une position d’équilibre et d’échange entre ces deux options ici bien accordées. Pas vraiment une œuvre de collaboration, plutôt un disque solitaire qui reconnaît la nécessité des apports extérieurs, et qui parfois laisse parler ces voix qui apportent souffle, sang et chair (
The Idea and its Shadow), avant de les fondre à nouveau dans de longs glacis sonores, où elles deviennent tantôt une surface multiple, fracturée et granuleuse (
The Seventh Set), tantôt une nappe d’un lisse extrême (
Frozen In Stereoscope), tantôt un chapelet de notes plus ou moins épelées (
Virdissa). Qui aurait cru que d’un peu de souffle articulé, on pouvait tirer une telle variété de paysages ? Pourtant, les échantillons de voix utilisés sont en nombre restreint, et reviennent plusieurs fois au cours du disque (
Virdissa répond à
The Seventh Set), tissant ainsi une trame obsédante où perce une émotion réservée et sur ses gardes, à peine perceptible, et qui se borne à être présente, prête à se retirer à tout instant, et apportant ainsi la preuve de sa fragilité, et sa beauté.
Il s’agit donc d’une œuvre d’un grand dépouillement, réduite à quelques manifestations psychophysiologiques simples : peur, tristesse ou, si cette musique n’était pas si abstraite, désespoir. Mais ces manifestations, d’une corporéité immédiate, sont toujours détournées, déconstruites, leur concrétude est toujours invalidée par le traitement digital qui les amène à un état d’altérité radical ou – ce peut être la même chose – à révéler leur abstraction latente, tapie sous les particularités de l’individu détenteur de la voix en question. De sorte que, ce que découvre ultimement cette musique, c’est la voix de tout le monde (rendue à sa généralité, son impersonnalité) et donc la voix de personne : au sens propre ce disque fait entendre une voix coupée de toute origine, voix en prise avec le rien ou quelque espace blanc mystérieux. On ne saurait dire quel est ce lieu exactement, mais l’on remercie ce disque d’en apporter l’intuition.
Chroniqué par
Mathias
le 29/10/2005