La pochette de
Noumena est un trompe-l’œil dont l’artificialité est revendiquée par la présence évidente des marques de construction et de collage. Une manière étrange de donner à voir tout en acceptant l’aspect imaginaire du tableau. Une composition qui renvoie peut-être à la musique de
The Drift elle-même. Impossible en effet d’éviter d’utiliser le mot collage pour définir leur travail, exposé tant dans le mélange des genres que dans la structure des morceaux. Superposition de diverses manières de jouer et de composer, les six titres de l’album gravitent ainsi de schémas post-rock divers (renvoyant immanquablement à
Tarentel, dont fait partie le guitariste, Danny Grody) à des rythmiques et inspirations jazz.
Après un
Gardening, not architecture en guise d’ouverture aérée, l’album décolle véritablement avec
Invisible cities, morceau qui résume à merveille l’univers du groupe. Fonctionnant comme un labyrinthe apaisé – dans lequel
The Drift promène l’auditeur, sans jamais chercher à le perdre – ce morceau oscille constamment entre cadence jazzy (insufflée par le duo batterie-contrebasse), passages plus éthérés et balbutiements mélodiques (guitares et trompette), empruntant autant au rock qu’au jazz. Longs et étirés,
Hearts are flowers et
Transatlantic tournent autour de la même dynamique, s’autorisant quelques variations électroniques par instants, façonnant l’écrin idéal pour l’alternance des thèmes abstraits des guitares et de la trompette. La section rythmique donne l’impulsion à ces constructions, sans négliger de marquer un temps d’arrêt parfois pour laisser se développer des moments plus en suspens. Une musique dense et pourtant immédiate, esquissant à mesure des climats urbains et instables, propices au déploiement de l’imaginaire, évoquant aussi bien les structures imposantes de
Do Make Say Think que les plages flottantes de
Tortoise. Des dédales hypnotiques où l’errance s’entiche d’itinéraires désinvoltes, étrange paradoxe. Les deux derniers titres de l’album,
Inconsistency principle et
Fractured then gathered (reprise) rompent pourtant avec ces directions complexes et élastiques. Le premier se développe autour d’une rythmique en décalage sur laquelle se greffent vibrations de guitare et de trompette, comme en sourdine, n’acceptant le feu des projecteurs que par instants. Le second se rapproche quant à lui des explorations concrètes mises en œuvre par
Tarentel sur leurs derniers EP (en particulier
Paper White et
Ghost Weight), lent et assombri. Un final prompt à écarter le risque de monotonie qu’aurait pu engendré l’album, contournant la précision des compositions pour se risquer vers des sphères plus expérimentales, poches d’air nécessaires au creux de ce voyage en des espaces esquissés, nouveaux horizons offerts à la musique de
The Drift.
Evoluant dans un climat se déclinant entre ombre et lumière,
Noumena dessine des univers en construction, presque architecturaux, ouverts sur l’imaginaire et l’utopie. Le livret de l’album cite d’ailleurs
Obliques Strategies de
Brian Eno et
Les villes invisibles d’
Italo Calvino comme sources d’inspirations. Les mots du romancier italien contribuent peut-être à esquisser la meilleure définition de la musique de
The Drift : "
Parfois il me suffit d'une échappée qui s'ouvre au beau milieu d'un paysage incongru, de l'apparition de lumières dans la brume, de la conversation de deux passants qui se rencontrent dans la foule, pour penser qu'en partant de là, je pourrai assembler pièce à pièce la ville parfaite, composée de fragments jusqu'ici mélangés au reste, d'instants séparés par des intervalles, de signes que l'un fait et dont on ne sait pas qui les reçoit." (Italo Calvino,
Les villes invisibles, 1972). Une quête rêvée d’espaces en devenir, à la fois cérébrale et sensorielle, se matérialisant en un album propre à donner à voir, du moins à imaginer.
A noter encore que la version vinyle de l’album offre deux titres supplémentaires (l’éponyme
Noumena et
For grace and stars), absents de l’édition CD.
Chroniqué par
Christophe
le 26/10/2005