Si, au moment de constater la fin prochaine du mandat de leur leader héréditaire, les néo-conservateurs américains s’avisaient de regagner le cœur de l’Europe et, pourquoi pas, par là même les votes de la partie de leur électorat qui en est le plus proche, ils seraient bien inspirés de déployer quelques stratégies de séduction. Au nombre de celles-ci, la redescription de l’interprétation par
Jimi Hendrix du
Star-spangled Banner en hommage rendu à la Nation, quoique farfelue, ne serait peut-être pas sans effet sur la frange bobo de la population-cible. Malheureusement, les néo-conservateurs étant par nature plus enclins au fondamentalisme qu’à la déconstruction, il y a peu de chances de les voir opérer ce genre de déplacement renversant. Déception anticipée : on n’aimerait assurément pas voir
Jimi Hendrix enrôlé dans une cause qui ne fut pas la sienne, mais on apprécierait au moins l’audace de la démarche et l’ingéniosité des politiciens.
Car, c’est ainsi que se font les hommages : à force de redescriptions, d’où qu’elles viennent, une chose finit par ressembler à une autre et la rappelle, la rendant indirectement présente. Sans doute parce qu’ils ne font pas de la politique leur métier, les musiciens de
Tortoise osent redécrire pour rendre hommage.
Standards s’ouvre ainsi sur une version bruyante du
Star-spangled Banner hendrixien. Ce n’est pas une version de l’hymne, mais une version de la version hendrixienne de l’hymne, de laquelle aurait été ôtée la tendance à une certaine forme d’enchantement et de sexualisation du symbole national. En rupture avec le reste du disque, comme avec la suite du morceau lui-même, l’ouverture de
Seneca inscrit
Standards dans un rapport à la musique américaine, à la manière des flags de
Jasper Johns où le drapeau américain (le “Star-spangled banner”) est certes reconnaissable mais où il est tour à tour saturé de couleurs étrangères à l’original, modifié, placé sur un fond kitsch, augmenté, multiplié — visites ironiques d’une référence incontournable.
La rupture, c’est avec ce beat de batterie qu’elle intervient, marque d’un funk claquant, qui ouvre sur une ligne digne du
Herbie Hancock de la période
Mwandishi. Placé sous le signe de ce jazz à revisiter, à colorer,
Standards est plein de sonorités acidulées, de teintes electro, plein de guitares ambiguës car en constant dérapage, plein de lignes de basse au groove appuyé puis détraqué, enrichies et survolées par des pianos électriques, des orgues, des synthétiseurs (
Eros,
Six pack et
Speakeasy). Tempérée par des passages plus aériens, qui œuvrent plus au niveau de l’ambiance que du rythme (
Benway,
Eden 2), la réponse à la question qui presse ce disque : “Comment danser lorsque l’on n’est pas complètement idiot ?” vient avec
Monica, funk délicieusement boiteux, qui n’en finit pas de se modifier avec discrétion, pour s’offrir une dernière fois dans une conversation entre basse, cuivres et parasites digitaux.
Ainsi, et pour finir, les
Standards de
Tortoise sont moins ceux que les jazzmen s’approprient de génération en génération afin de parfaire leur technique et leur son ou d’injecter leur nouveauté dans le classicisme qu’ils inventent de leur prédécesseur que des manières de s’inscrire dans une histoire et une géographie, dans la musique d’un territoire que quelques savants continuent à écrire et à dessiner lorsque, une fois réunis en studio, ils osent un disque aux lectures multiples, intrinsèquement ouvert.
(Addendum du 15/08/2007)
J'ai réécouté ce disque, comme je ne l'avais pas fait depuis longtemps. Je ne me suis pas relu. Pas tout de suite, du moins. J'ai écouté et, j'y ai entendu quelque chose qui, d'un certain point de vue, peut paraître inépuisable.
Tortoise n'est pas le genre de groupe de l'on qualifie de "plus grand groupe de xxx". Ce serait absurde. D'abord parce que tout n'est pas égal. Certains disques sont en-dessous de ce qu'on peut attendre d'eux. Ensuite, à bien y penser, telle performance live, une fois passé le plaisir de les voir et de les entendre, laisse un goût d'inachèvement, on se dit : "Ce n'était pas assez". Ce n'est pas insultant que de le dire. En revanche, ne pas le dire le serait.
Mais, ce disque, à l'entendre et à l'entendre encore, montre toujours plus et toujours de manière différente. Il fait entendre un groupe qui sait fabriquer des lignes mélodiques inouïes. Comme souvent avec cette forme de musique instrumentale qui cherche ailleurs que dans le rock ses idées, les y trouve et les exprime sur un mode différent, quand une vraie mélodie, une mélodie riche, complexe et juste s'entend, on suppose d'abord que ça ne va pas tenir, que ça va s'écrouler. Et puis non. En fait, non, ça ne s'écoule pas. Ça tient la route. C'est recherché et pourtant il y a une spontanéité que l'on hésiterait pas à dire "pop" si ce mot n'était pas complètement galvaudé et synonyme d'une manière bien souvent triste — malgré le fun affiché — de faire de la musique. Il faut écouter les beats de batterie sur-effectués, le travail sur la matière sonore, écouter la manière dont les instruments s'allient pour produire des sonorités denses et profondes, écouter comment une production d'une intelligence rare enveloppe tout cela pour commencer à se rendre compte à quel point, c'est une authentique recherche qui rend possible cette spontanéité apparente.
Plus que toute autre chose, peut-être,
Standards est une source d'inspiration inépuisable. On aurait envie de faire aussi bien. On aurait envie d'entendre aussi bien. Plus souvent, au moins.
Chroniqué par
Jérôme Orsoni
le 18/10/2005