Dans un contexte qui accorde une place croissante au hip-hop et à ses multiples dérivés, certains artistes contournent sa vision initiale et contestataire pour mieux exprimer les émotions qui les ont amenés derrière une platine ou un sampler.
Sleep No More, premier album de
DJ Signify, confirme à merveille cette tendance, en plongeant son auditeur dans un univers instable où la croisée des chemins ne cesse de réserver les plus agréables des surprises.
La longue quête vers ce disque à la fois épuré et complexe débute avec l’atmosphérique et très bien nommé
Fly Away, dont la noirceur annonce sans aucune équivoque la teneur de la majorité des titres suivants. Car si le travail du producteur New-Yorkais rappelle parfois les univers explorés par
Buck 65 ou encore
DJ Krush, celui-ci se singularise par un effort de sampling tout aussi original qu’inquiétant. En effet,
DJ Signify privilégie tout au long de son premier opus le recours à des échantillons froids et oppressants, se rapprochant plus des arrangements sonores des meilleurs films de
David Lynch que des récentes sorties d’abstract hip-hop. Dans cette perspective, impossible de passer à côté du piano déstructuré et glacial de
Cup of Regret, ou encore des sons de cloches et des chuchotements de la trilogie
Peek A Boo, sur lesquels viennent habilement se greffer des extraits plus organiques de synthé qui confèrent aux trois titres une profondeur effrayante.
A mesure que l’album se dévoile,
DJ Signify confirme son éloignement par rapport à un genre musical dont il a néanmoins gardé l’amour des rythmiques sèches et prononcées. Car au-delà de ces éléments classiques à tout projet estampillé hip-hop se profile une tendance explicite au minimalisme, dans la plus pure tradition des seconds
Selected Ambient Works d’
Aphex Twin, où les longues textures ne cessent de surprendre l’auditeur par l’étrangeté des sonorités qu’elles renferment (
Where Did She Go et
Breath). Un choix qui pourra par ailleurs paraître quelque peu redondant sur l’ensemble du disque, qui comporte tout de même certains morceaux relativement similaires dans leur construction. Mais ces derniers, loin de représenter une réelle source d’ennui, sont autant de moyens de construire une atmosphère particulière et de mettre en valeur les nombreuses gemmes qui émanent du sampleur de l’artiste.
L’apogée de
Sleep No More est ainsi atteinte sur deux titres, sortant du lot par l’alchimie qu’ils dégagent dès la première écoute. Caractérisé par des micro-samples de cordes en constante déstructuration et par un beat lourd et irrégulier, le superbe
Kiddie Litter semble s’auto-suffire lorsque apparaît comme par magie un
Sage Francis au meilleur de sa forme, et qui donne toute sa dimension à la production hypnotique de
DJ Signify. Brève mais essentielle, la prestation de l’ancien poulain d’
Anticon se déguste comme un savoureux amuse-gueule permettant de patienter jusqu’au feutré
Winter’s Going, où la chaleur de la guitare acoustique et des samples de trompette épouse les vers de
Buck 65. Assumant parfaitement ses dérives bucoliques, le poète canadien dédie un long spoken word allégorique à l’éclosion du printemps, que
DJ Signify conclut en roue libre sur une programmation de batterie plus rapide et un extrait vocal se mariant parfaitement avec le tout. Un superbe clin d’œil qui ne sera par ailleurs pas exclusif, puisque l’auditeur aura le plaisir de retrouver les deux MC’s sur six autres titres, incluant en fin de parcours un des meilleurs moments de
Square, où
Buck 65 rend hommage à une femme rongée par la dépression et l’exclusion dans une petite ville de Backwoods ("She tries to hide the scars, her name reminds me of the stars, I saw diamonds divided in the corner of her eyes").
Lorsque le rideau se baisse, les repères se brouillent et le retour à la réalité se fait languir. Car plus que tout autre récent projet d’ambient ou d’abstract hip-hop,
Sleep No More dégage une intensité déstabilisante, qui place son auditeur dans un état flânant entre le rêve et la réflexion, sans lui permettre pour autant le moindre instant de répit. Car
DJ Signify ne se contente pas d’exprimer ses propres angoisses, mais se permet d’inviter ses adeptes à tirer profit de leurs longues insomnies. Et croyez moi sur parole, il serait vraiment dommage de refuser une telle proposition…
Chroniqué par
David Lamon
le 25/04/2004